Morillon: Journal de voyage de Genève à Paris (1791)
Un autre récit de voyage à travers l'Alsace:
Mémoires de deux voyages et séjours en Alsace 1674-76 et 1681
avec un itinéraire descriptif de Paris à Basle et les vues d'Altkirch et de Belfort / dessinées par l'auteur LDLSDL'HP (Lazare de la Salle de l'Hermine, Parisien), publié pour la première fois d'après le manuscrit original par LBJCM (le bibliothécaire Joseph Coudre, Mulhousien) 1886
L'auteur, un jeune aristocrate parisien, a effectué deux voyages en "Allemagne" (c'est ainsi qu'il désigne l'Alsace), à cinq ans d'intervalle: le premier, à la fin de ses études, le second pour y régler un affaire d'héritage: la famille l'avait délégué pour légaliser à Breisach un certificat de décès d'un lointain cousin germain décédé 14 ans auparavant alors qu'il se trouvait en garnison dans cette ville.
Le récit du trajet et du séjour est émaillé d'anecdotes racontées avec beaucoup d'humour. Le lecteur y découvre l'Alsace et les alsaciens, au travers du regard que leur porte un "français de l'intérieur" , un regard souvent amusé, moqueur, parfois étonné, mais toujours très juste...
L'ouvrage est disponible dans une réédition récente disponible en librairie et est également disponible, dans son intégralité sur B.N.F. Gallica (cliquez sur ce mot pour découvrir le texte).
Nous proposons dans cet article quelques courts extraits de l'ouvrage, qui, nous le souhaitons, donneront au lecteur l'envie de s'y plonger...
L'itinéraire de Lazare de la Salle de l'Hermine le conduit à travers les plaines de Champagne à Vitry-le-François, Bar-le-Duc, Toul, Espinal, Remiremont, avant Rouffach où il ne fait qu'un court séjour:
...De là nous reprîmes le chemin de Roufac, ville assez jolie, appartenant à l'évêque de Strasbourg; le château est situé en bel air et en belle vüe sur une hauteur hors des murailles, vers le nord. Nous logeâmes Au Saumon, grande hôtellerie fort mal garnie pour lors, à cause de la guerre; à peine pûmes nous avoir un méchant lit pour la dame de nôtre brigade et pour sa fille. Quant à nous autres hommes, nous nous couchâmes tous sur de la paille, que l'on avait étendüe le long du plancher, nous faisant chevet de la selle de nos chevaux, à la mode de la cavalerie.
Nous partîmes de bon matin de Roufac, suivans toujours le pied des hautes montagnes de Vauge, qui est couvert d'excellents vignobles; pour le haut, c'est une forêt presque continuelle et fort épaisse de sapins, peuplée d'une grande quantité de venaison, et même d'animaux dangereux, tels que des loups cerviers et des ours...
Des vignes cultivées en quenouille sur des échalas de plus de 6 mètres de haut!
... je remarqueray icy qu'en ce païs là on fait monter les seps de vigne sur de si grands échalas qu'on y en trouve qui ont plus de 20 pieds de haut; ce sont en quelque façon des arbres entiers parce qu'ils ont des branches, mais elles sont dépouillées de leur écorce; quelque-uns mêmes sont ornez des armoiries ou des chiffres du maître de la vigne, en sculpture, sans oublier l'année qu'ils ont été plantez, de sorte que par ce soin là on trouve de ces grands échalas qui ont 80 ou 100 ans. Les Impériaux ont arraché pendant les guerres grand quantité de ces vignes-là, à cause que dans les divers combats que Monsieur de Turenne leur a livrez en Alsace, l'infanterie françoise se retranchoit avantageusement sur les côteaux, où les vignes et les grands échalas lui servoient d'une palissade que la cavalerie allemande ne pouvoit forcer...
O Jésus, le jeune seigneur s'est coupé la tête!
La noblesse mal aisée aussi bien que les riches bourgeois sont habillés, comme j’ai dit, à la française, mais à la vieille mode. De mon temps, personne que moi ne portait la perruque dans notre ville d’Altkirch ni dans les environs; les cheveux gris ou blancs et les têtes chauves y paraissaient tout naturellement et faisaient connaître l’âge d’un chacun.
Ce que je vais dire prouvera que peu de gens y savaient même ce que c’était qu’une perruque, et qu’ils étaient assez simples pour prendre la mienne pour une belle chevelure naturelle. Un soir d’été que nous étions douze ou quinze personnes, tant hommes que femmes, assis en pleine rue à compter des nouvelles, une jeune fille de mes amies se mit à se divertir à contrefaire mon accent étranger; sur quoi, feignant d’en être fâché, je lui dis que si elle ne cessait ses railleries, je lui jetterais ma tête au nez. Toute l’assemblée se prit à rire de ma menace et la jeune gaillarde encore plus que les autres. Personne ne comprenant mon intention, j’ôtai brusquement ma perruque et la jetai sur elle à quatre pas de moi. Je ne saurais exprimer la surprise de toutes ces femmes ; elles firent toutes ensemble un cri général en disant : O Jesus, o Jesus potz tausend, der herr hat sein kopff geschnidet ab ! Et avant qu’elles fussent revenues de leur étonnement, je courus reprendre ma perruque et je la remis sur ma tête, en riant comme un fou de leur simplicité, à laquelle je ne m’attendais pas. Après cela, quoiqu’il fît assez sombre, il fallut montrer encore une fois ma tête rasée et ma chevelure postiche. Les femmes surtout, examinèrent avec curiosité et avec admiration l’arrangement et la monture des tresses d’une perruque, et toutes grossières que fussent ces bonnes gens, elles trouvaient cependant que c’était une chose bien inventée que cette coiffure-là .
Une chorale et un organiste... pittoresques!
Pour commencer par la religion, ils sont catholiques-romains, à la réserve de Milhouse et de Colmar qui sont deux villes luthériennes, de quelques calvinistes répandus dans le païs et d'une cinquantaine de Juifs qu'on y souffre en païant tribut. Il faut dire, à la louange de nos Allemans qu'ils sont assidus et modestes à l'Eglise; on ne voit point là de coquetterie, comme en France: les hommes y sont séparés pendant l'office divin. On y aime fort qu'on le chante en musique avec l'orgue et les instruments; cela nous arrivoit aux jours de fêtes solennelles, mais bon Dieu! la pitoïable chose! car outre que l'orgue avoit été maltraité par les gens de guerre, qui en avoient fondu en balles de mousquet et brulé ceux qui étoient de bois, la figure des concertans étoit capable de faire rire, et leur chanterie propre à faire perdre patience. C'est ce que j'ay quelquefois vû de près, car je montois au jubé, lorsqu'il y avoit trop de presse en bas, et Monsieur le Curé, qui s'étoit imaginé que je devois savoir la musique, ne manquoit pas de me présenter une partie notée; et comme je ne l'ay jamais acceptée, il croyoit que c'étoit par mépris et non par ignorance que je me deffendois de chanter.
Sans blesser le respect que l'on doit aux paroles de l'office de l'Eglise, je vais tâcher de décrire naïvement l'ordonnance de ce concert... Deux petits garçons de 13 à 14 ans glapissaient du haut de leur tête un méchant dessus, le chapelain chantoit médiocrement la taille et le curé, avec sa longue barbe noire, faisoit une basse forcée en secouant la tête et s'égosillant à se fendre la bouche jusqu'aux oreilles, pour faire des roulements dont il perdoit l'haleine. Tout cela étoit acompagné d'un jeu d'orgues délabrées que Monsieur le Baillif de la ville touchoit avec une atitude fort singulière. C'étoit un grand vieillard de quelque 60 ans, à la tête chauve couverte d'une calote de satin gras, aïant une paire de lunettes sur le nez; il étoit juché sur une haute escabelle, ses pieds posés sur les pédales et les mains cramponnées sur le clavier de l'orgue...
Postkutschenreise Wilhelm von Diez (1839-1907)
Museumsstiftung Post und Telekommunikation
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J'espère que ces quelques extraits auront donné l'envie de lire cet ouvrage, dans lequel son auteur porte sur l'Alsace et les alsaciens un regard qui n'est pas sans rappeler le regard porté par les persans d'Ispahan, Usbek et Rica, sur la France et le Paris de 1711: Comment peut-on être alsacien?, avant le Comment peut-on être persan? des Lettres persanes de Montesquieu, qui paraîtront en 1721...
L'ouvrage a été réédité et est disponible à la vente HACHETTE / BNF 2012 270 pages
Gérard Michel