Sur le plan de Sebastian Munster de 1548, apparaissent, face au portail principal de l'église Notre-Dame deux bâtiments. Le premier, le plus petit, est le Tanzhaus, la maison de danse. Le second, plus imposant, présente une façade somptueuse avec un oriel s'élevant sur deux étages: il s'agit du Neuhaus, la maison neuve, la nouvelle maison de ville. Les deux bâtiments ont disparu, les deux à la même époque, le Tanzhaus frappé d'alignement et le Neuhaus démoli pour laisser place à la nouvelle maison de Ville, en 1819 / 1820...
Le Neuhaus, tel qu'il apparaît sur le plan de Sebastian Munster de 1548
On dispose de peu d'informations sur ces deux bâtiments, leur affectation et leur usage.
Les comptes rendus du Magistrat nous apprennent que le Tanzhaus pouvait être loué pour des fêtes dansantes, à l'occasion de mariages par exemple. Mais il avait également d'autres usages, en particulier le rez-de-chaussée, qui était un espace ouvert, accueillant les étals des marchands, une halle de marché en quelque sorte. Les mêmes registres du magistrat font également état de Lauben, tout autour de la place du marché, adossées aux maisons, des appentis ouverts destinés à recevoir les étals des marchands, poissonniers, bouchers, tripiers, tanneurs, mégissiers, cordonniers, boulangers, etc.
Pour le Neuhaus, nous pouvons être un peu plus précis. Malheureusement, les quelques détails que nous fournissent les archives sont extraits de documents qui vont signer sa disparition:
Devis estimatif des ouvrages en terrassement, maçonnerie, pierre de taille, charpente, en menuiserie, serrurerie, vitrerie, ferblanterie et peinture à exécuter pour la construction d’une maison commune de la Ville de Rouffac, sur l’emplacement de l’édifice dit Neuhaus, qui est à démolir et qui est situé sur la place du marché et en regard de l’église paroissiale de a Ville ; dressé d’après les ordres de Monsieur Sers, Préfet du Haut-Rhin, en date du 18 May dernier.
Dans ce devis pour le nouveau bâtiment, la nouvelle Maison de Ville, figure une description sommaire du bâtiment à démolir, le Neuhaus, et le plan de deux niveaux:
Situation de l’ancien édifice et exposé du projet:
L’ancien édifice dit Neuhaus qui devra être démoli et remplacé par une maison commune, est situé au centre de la Ville, sur le marché, et au couchant de l’église paroissiale, ci-devant des jésuites.
Il servait dans son tems à la tenüe du bailliage et à l’ancien Magistrat de la Ville ; mais en raison de son délabrement il fut abandonné déjà avant la Révolution.
Sa longueur est de 20 mètres 80 sur 13 mètres de large, mesurée hors d’œuvre ; sa hauteur jusqu’y compris l’entablement est de 8 mètres 90.
Construit il y a quatre siècles pour un marché couvert, on l’éleva à un étage au-dessus
Construit il y a quatre siècles, dit le texte, signifierait qu'il aurait été construit dans la première moitié du 15ème siècle, ce qui reste évidemment à prouver: Dans son plan, François-Jacques Himly, (Atlas des villes médiévales d'Alsace ,1970), le date de 1496. Plus vraisemblablement, il serait l'oeuvre de Pierre Sattler, l'architecte de la ville, qui l'érigea en 1544.
Sur cet agrandissement d'une partie de la litho. de Rothmuller, on distingue, à droite de l'image, au premier plan, une partie de la place du Marché aux Oignons, une fontaine et le bâtiment de la Nouvelle Boucherie, neue Metzig.
Au second plan, à gauche, la tour Nord, inachevée, de l'église Notre-Dame avec une des nombreuses constructions (Gaden) adossées à l'église, boutiques ou ateliers.
Au fond, on distingue l'imposante façade du Neuhaus avec un pignon à redents très ouvragé, les larges baies du premier étage et surtout l'oriel central. Avec la vue du plan de Sebastian Munster, ce sont les deux seules images qui nous permettent d'imaginer ce Neuhaus qui devait être un joyau de l'architecture Renaissance, malheureusement démoli en 1819 /1820... Cette lithographie de Rothmuller, quoique datée de 1839, ne représente pas un état de 1839, mais a été réalisée en s'inspirant d'un dessin antérieur à 1821 / 1822, puisqu'y figurent encore la Nouvelle Boucherie et le Neuhaus.
A partir de quelle date le bâtiment que nous connaissons aujourd'hui sous le nom d'ancien hôtel de ville a-t-il cessé d'être le bâtiment dans lequel se tenaient les réunions du Magistrat de la Ville, la Justice et qui abritait également la Rathsstube, le poêle du Conseil? Quand le Magistrat a-t-il été transféré dans le Neuhaus ?
Sur le plan de Sebastian Munster, le bâtiment aujourd'hui appelé ancien hôtel de ville est encore marqué en 1548 : Rathhaus, alors que dans des documents postérieurs de 1492, 1497, 1508 et 1520, ce même bâtiment est appelé das alte Rathuss... D'après un livre censier de Notre-Dame daté de 1482, cette "vieille" maison du Conseil aurait présenté une architecture à laquelle on ne s'attendait pas et qu'on ne comprend pas très bien...
...item das Gaden under dem Rathus...
et plus loin:
... von dem Huselin under dem Rathus by dem Halss Isen..
Il y aurait eu une maisonnette, atelier ou boutique (Gaden), sous cette maison, près de laquelle était exposé le pilori (das Hals Eisen) ?
Mais revenons au Neuhaus. Jean Simon Muller, dans l'Urbaire de la Ville, évoque un épisode malheureux de la guerre de Trente Ans qui s'est déroulé au pied du Neuhaus:
Cette année 1634, le 15 février, les suédois arrivèrent aux portes de Rouffach et assiégèrent la ville. Les gens de Rouffach, avec quelques soldats impériaux se défendirent avec ardeur jusqu’au moment où la ville fut prise d’assaut par les suédois qui, pendant trois longues heures massacrèrent tous les hommes qu’ils rencontraient.
Les religieux se réfugièrent dans la sacristie de l’église paroissiale, les suédois forcèrent la porte à coups de hache, se saisirent des religieux qu’ils traînèrent jusqu’au Neuhaus où ils furent massacrés.
L'histoire de cette maison reste finalement très incomplète. Il nous en reste cependant, en plus des deux vues présentées plus haut, un plan de 1819, l'année de sa démolition, " à vüe d'oiseaux", alors qu'elle aurait déjà été très délabrée et abandonnée depuis la Révolution:
Au rez de chaussée, un espace ouvert, une "halle" dans lequel on trouve (en 1819) les étaux des bouchers, (Eh oui, un étal, des étaux, mais étals est toléré pour éviter la confusion avec un étau, des étaux !), l'ancien corps de garde et le magasin des pompes à incendie.
A l'étage, une grande salle avec de larges baies vitrée et le décrochement de l'oriel, une cuisine et un office, avec à l'arrière un escalier qui permet d'accéder directement à cet étage, en passant devant le vieux corps de garde. Sous cet escalier, à double volée, était aménagé le passage dans la halle du rez-de-chaussée. L'escalier qui est représenté dans le corridor, mène à l'étage supérieur dont le plan n'a pas été représenté.
Evidemment, l'agencement intérieur a pu être modifié au cours des siècles, ce plan représente l'agencement intérieur de 1819... A l'origine, le rez-de-chausse abritait une halle, un corps de garde et un magasin de sel, avec entrées sur les deux murs-pignons. L'escalier extérieur en pierre menait à l'étage (côté rue de la Poterne) , qui abritait une salle d'audience du bailli et des bureaux administratifs.
L'actuelle mairie fut réalisée en 1831 par Jacques Marie Felix Griois, architecte du département, sur un projet de Louis Pétin.
En guise d'épilogue:
Le patrimoine architectural de Rouffach a été épargné par les guerres, celle de 1870 et celles de 14-18 et 39-45. Mais à bien y regarder, le patrimoine ancien n’a cessé de disparaître après les années de sa grandeur de capitale de l'Obermundat, non pas détruit par l'extérieur, guerres ou invasions , mais par l’intérieur, par les gens de Rouffach eux-mêmes. Bien entendu, la notion de patrimoine est une notion récente et l'idée même de sensibilité au patrimoine, dans l'esprit d'hommes et d'institutions des dix huitième et dix neuvième siècle est un anachronisme. Mais il faut tout de même reconnaître que bien d'autres villes et villages alsaciens ont pu, ou ont su, conserver leurs bâtiments médiévaux ou Renaissance, leurs murs, leurs portes et leur tours et l'essentiel de leur richesse passée.
D'abord, il y a eu la Révolution, accusée de tous les maux, la "nouvelle" politique et la fureur des patriotes révolutionnaires. On se souvient de destructions systématiques par une foule d’enragés iconoclastes, celles notamment du tympan et des sculptures de la façade Ouest de l’église. D’autres villes ont gardé les sculptures de leur église et les écussons et armoiries n'y ont pas été bûchées comme à Rouffach... On pense aussi au saccage des autels et statues baroques, brûlés sur la place du Marché, dans un grand feu de joie autour duquel dansait une foule hystérique, le 9 janvier 1794...
Beaucoup de ces démolitions ou dégradations irréversibles ont souvent été le fait d'une seule personne ou d'un petit noyau de personnes, dépositaires de l'autorité, civile ou religieuse, qui imposent leur volonté, à une population soumise ou indifférente. La liste en est longue:
- la démolition du grand autel gothique de l'église paroissiale
- la démolition de la chaire gothique due à Hans Murer qui la réalisa en 1492. Elle fut démolie en 1820, à la demande du curé Fritsch et remplacée en 1875 par la chaire actuelle en grès rouge par le sculpteur Klem de Colmar.
- le lessivage consciencieux des murs intérieurs de l’église avec la disparition de peintures murales du quinzième siècle
- la disparition des vitraux du chœur, du 13ème siècle, retrouvés dans la chapelle néo-gothique, construite expressément pour les recevoir, du château de Kreutzenstein en Autriche
- la démolition de bâtiments comme le Neuhaus et le Tanzhaus en 1819 / 20…
- la démolition des tours, portes et murs d’enceinte pour permettre l’extension de la ville
- la démolition du prieuré Saint Valentin, en partie suite aux événements de la Révolution, en partie pour l’alignement de l’accès au château, demandé par son propriétaire
- la démolition de l’église du saint-Esprit pour laisser place à une maison d'habitation
- la démolition de la chapelle-ossuaire Saint Nicolas demandée par le médecin Thomas
- la démolition des bâtiments conventuels et du cloître des Récollets
- la démolition du château d’Isenbourg, jugé vétuste et rasé jusqu'à ses fondations par décision du Cardinal de Rohan du 22 septembre 1751 (A.D.H.R. 3G /30)
D'autres démolitions se justifient, comme par exemple
- celle des maisonnettes adossées à l'église, dont les dernières ont disparu en 1849
- celle des Fraülein Häuser décidée en 1861 pour permettre l'extension de la place du Marché
- la flèche de la tour sud
C'est à la même époque qu'on a déposé le Jacquemart de la façade ouest, qui gênait les travaux de restauration, mais qu'on n'a pas jugé utile, ou qu'on a oublié, de remettre à sa place, les travaux terminés!
Et tout cela, en l'espace d'un siècle, entre 1793 et 1900 ! Mais, il est vrai aussi que la plupart de ces disparitions datent d'avant 1840 et ce n'est qu'à partir de cette année que l'on commence vraiment, en France, à être sensible à la protection des monuments historiques, ceux qui ont survécu à la Révolution. Mais tout repose dans la définition que l'on donne de ce qui est historique et ce qui ne l'est pas... et malheureusement, 1840 n'a pas marqué la fin du saccage...
Nostalgie, vision passéiste, partisan du " c'était mieux et plus beau avant"?
Est-ce être nostalgique du passé que d'imaginer ce qu'a pu être le Rouffach du seizième et du dix septième siècle ? Quel est l'historien qui, se replongeant dans l'époque qu'il étudie, n'a pas reconstruit, en imagination, des monuments, des maisons et une vie, vieux de plusieurs siècles ? Qui n'a pas vécu un pareil sentiment devant les ruines du Machu Picchu, de Vaison la Romaine ou plus modestement du château du Hugstein ou de Niedermunster ?
Pourquoi ne serait-il pas permis d'imaginer notre place du Marché, entre l'église et le Neuhaus, un jour du marché de l'Assomption, un des quatre Johrmarkt, fourmillante de marchands et de chalands, du peuple des mendiants et des voleurs à la tire, bruyante de cris et de musique, sous le regard des statues et des gargouilles de la façade de Notre-Dame?
Est-ce être passéiste que d'imaginer le rassemblement annuel, le jour de la Saint Michel, d'un demi-millier de cochons sur une des places de la ville, leurs couinements lorsqu'on les marquait au fer rouge avant leur départ pour la glandée dans le Hochberg, par les chemins creux des collines, une forêt où ils passeront sept à neuf semaines à se nourrir des glands des chênes, des faines des hêtres ou de châtaignes... ( Cochons de ville, cochons des bois, à paraître en novembre 2019)
Gérard Michel
De petites pierres qui font de grands édifices…
Au sujet de cet article une communication de M. Bernard Guiot de Rouffach, le 5 novembre 2019 :
Merci pour cet article, une pierre de plus à l'édifice! Vous indiquez ne pas connaître la date où l'ancien hôtel de ville n'a plus hébergé le Magistrat. Th. Walter dans son Revolutionstage in Rufach page 48, édition 1913, précise que par une décision du C.M. du 21 octobre 1794, le magistrat a jugé l'A.H.V. insalubre .... et transfère le siège à l'ancien presbytère de la rue des Prêtres qui est vide et ce, en octobre 1794. Pour quelle durée ?
Et Monsieur Guiot joint à son courrier une copie de la page du livre de l’ouvrage de Walter dont je donne ici une traduction:
Derniers échos des journées noires...
En octobre 1794, la municipalité quitta l’ancien hôtel de ville et transféra son siège dans le presbytère désaffecté de la rue des Prêtres, vu, dit la décision du 21 octobre, qu’il n’était plus habitable. Et voyez ! Aujourd’hui encore, ce bâtiment fait honneur à la Ville. Pendant des décennies, il accueillit le Collège municipal et aujourd’hui, dans une moindre mesure, il abrite l’internat de l’école d’agriculture…
Merci Bernard...