Ci-dessus: Bifeuillet 41v-42r du Liber Vitae de Rouffach, (A GG 77), archives municipales de Rouffach
© Marie RENAUDIN
« Du parchemin, de la plume , de l'encre… ou la fabrique du Liber Vitae de Rouffach [1] »
Dans un article précédent, Gérard MICHEL m’avait invitée à partager avec vous mon expérience au contact du Liber Vitae (A GG 77), ce trésor des archives municipales de Rouffach ; nous avions alors parlé du support parchemin, puis des encres, composants principaux de certains manuscrits.
Dans ce dernier épisode de notre trilogie, nous allons non plus nous pencher sur l’étude des éléments constitutifs du Liber Vitae, mais sur ses particularités rédactionnelles permettant de faire revivre un instant, le scriptorium à l’origine de la rédaction de ce trésor.
A. Le style d’écriture
Le XIIIème s. est caractérisé par la présence d’une multiplicité de types d’écritures. En effet, nous avons naturellement tendance à penser que les écritures étaient les mêmes aux siècles passés, mais en réalité, il y avait autant de façon d’écrire que de scribes, de la même manière que votre écriture ne ressemble pas à celle de votre voisin. Mais pour comprendre l’arrivée de l’écriture gothique majoritaire entre le XIIIème et le XVème s., il faut revenir un peu en arrière, dans la 2ème moitié du XIIèmes. C’est à partir de cette période que les historiens parlent de « gothicisation ». Ce terme désigne une écriture dont les lettres se brisent, à la différence de la rondeur de la caroline. L’écriture gothique accentue les pleins et les déliés et une cassure notable des traits est induite par la nouvelle manière de tailler la plume qui désormais est en biseau et non plus en pointe. L’effet des plumes biseautées de la fin du XIIème s. se distingue dans les hampes*, les hastes* effilées et courbées qui s’accentuent et les lignes qui se resserrent. Puis la fin du XIIIème s. amorcera l’écriture cursive marquée par le désir d’écrire plus vite et caractérisée par des mouvements courbes de la plume, un prolongement des extrémités des lettrines quand le scribe passe d’une lettre à l’autre [2]. Le « Liber Vitae » de Rouffach n’échappe donc pas à la règle et présente une évolution dans l’écriture qu’il est cependant difficile de dater à cause des différentes mains ayant apporté leur contribution à l’ouvrage. S’il était possible de faire une distinction générale, il pourrait être considéré que le texte principal est majoritairement rédigé en écriture gothique et que quelques exemples de titres et d’abréviations d’un type d’écriture différent viennent ponctuer la fin de l’obituaire.
Exemple de trois types d’écritures différents sur le feuillet 7v du « Liber Vitae » de Rouffach (A GG 77).© Marie Renaudin
En haut, l’écriture gothique majoritairement en présence dans l’ouvrage, au milieu et en bas, peut-être les prémices d’une écriture cursive ou du moins plus tardive
Un essai de comparaison des écritures du « Liber Vitae » a été tenté à l’aide de trois chartes [3] datées entre le XIIème et le XVè s. Toutes sont originaires de Rouffach et également conservées aux archives municipales. Les résultats se sont avérés sans succès, excepté pour le dernier document. L’écriture de celui-ci pourrait s’apparenter à la troisième écriture présente sur la figure 1.
Le manuscrit a été rédigé en latin dans sa majorité [4], exception faite des surnoms ou indications de lieux qui ont été transcrits dans la langue vernaculaire des scribes, soit en allemand. Il semble également que la rédaction ait été faite de manière phonétique concernant l’écriture latine, calquée sur la prononciation alsacienne, engendrant ainsi une orthographe des mots particulière. C’est le cas par exemple des -b qui comme vous le savez, se prononcent -p en alsacien. Ainsi, le mot « Presbytery » au feuillet 31v, j.3 est écrit « Prespiteri » alors qu’au feuillet 17v, j.2 son orthographe est correcte. De la même façon, la saint « Jovitae » est écrite « Jovite » au feuillet 7v, j.3 car la prononciation devait faire abstraction du -a. Enfin, « suplicii » est écrit « culplicii » au feuillet 63v, j.3 pour les mêmes raisons, etc. Ces petites « erreurs » mettent peut-être en évidence la différence de connaissances entres les scribes de la paroisse, ce qui invite à se questionner sur l’identification des mains.
B. Le nombre de mains
L’identification du nombre de mains différentes n’a pas été facile à réaliser sans l’aide d’un paléographe.
En effet, l’écriture du texte principal semble être la même sur les 73 feuillets de l’ouvrage comme si la volonté avait été d’imiter la même écriture tout du long. Ainsi, peut-être serait-il possible de compter 21 mains différentes sur les 73 feuillets du « Liber Vitae » sans certitude toutefois. Il est possible qu’il y en ait plus, mais sans confirmation, le choix a été fait de ne pas en affirmer davantage. De plus, il faut garder à l’esprit qu’un changement d’encre n’est pas synonyme d’un changement de main.
Les différentes types mains trouvées sur le feuillet 1r.© Marie Renaudin
Le relevé de ces différentes mains renseigne également sur la taille de la paroisse. Plus il y a de mains présentes dans la rédaction, plus il y avait de monde à l’intérieur de la paroisse. Les différences stylistiques de chaque écriture, en plus de renseigner sur la date de rédaction, peuvent aussi donner des indications sur la personnalité du scribe. L’un d’entre eux se distingue particulièrement des autres et a été arbitrairement nommé : « le scribe aux têtes ».
Sa présence se manifeste du feuillet 38v au 71v et est reconnaissable par l’ornementation des capitales des saints avec la représentation de décors végétaux ou encore de petites grotesques. Se serait-il inspiré de ses confrères pour la représentation ? En tous cas, il n’en demeure pas moins que chaque portrait est différent et il semble manifestement que ce scribe ne manquait pas d’humour.
Lettre rubriquée du LVR (A GG 77) f.25, j.1) Marie Renaudin©
Lettre rubriquée du LVR (A GG 77) f.25, j.2) Marie Renaudin©
Lettre rubriquée du LVR (A GG 77) f.26, j.2) Marie Renaudin©
Lettre rubriquée du LVR (A GG 77) f.26, j.3) Marie Renaudin©
Lettre rubriquée du LVR (A GG 77) f.38, j.3) Marie Renaudin©
Enfin, des décors en marge peuvent également être constatés et semblent illustrer pour certains une particularité de l'obiit en face duquel il se trouve. Par exemple, l'illustration d'une petite lampe au feuillet 66v,j.2,d.1 se trouve en face d'un obiit faisant mention d'un legs pour une " lumière qui brûle perpétuellement [6] ". D'autres décors tous différents peuvent avoir été inspirés de l'architecture.
Le « Liber Vitae » a été écrit avec une grande régularité et un grand soin, ce qui n’est pas toujours le cas des obituaires. En général, ceux-ci comportent de nombreuses ratures, des écrits en marge car ils ont été réutilisés sur plusieurs siècles [9] et de nombreuses modifications ont été réalisées par les différents membres de la communauté en fonction de l’époque. Seules dix « modifications » de texte sont à constater et se présentent sous la forme d’effacements dont sept concernent des ajouts postérieurs mentionnant la bonne réception du legs, les trois autres concernant des obiit. Pour ce faire, la surface du parchemin semble avoir été abrasée. Ceci est en effet reconnaissable aux traces d’outils ainsi qu’à l’aspect différent de la peau aux endroits concernés. De plus, il est possible de constater dans certains cas que les textes effacés ont été retranscrits en-dessous en modifiant certains éléments. Les ratures ne sont vraiment que très rares et ne se comptent qu’au nombre de cinq sur l’ensemble de l’ouvrage, il en est de même pour les corrections [10].
Encres ayant probablement été effacées pour correction sur le feuillet n°71 du LVR. © Marie Renaudin
Certains types d’erreurs ont cependant attiré l’attention car ils sont de toute autre nature. Ils semblent en effet que les pages du « Liber Vitae » portent des erreurs de recopie, avec par exemple l’emploi d’un mot à la place d’un autre [11]. Parfois même, ces dernières pourraient être qualifiées d’erreur « d’inattention » [12]. Par cela, trois cas de figure sont entendus :
- soit l’obiit n’est en réalité qu’une amorce et ne mentionne pas le legs
Amorce d’un obiit au feuillet 60v, j.2 du LVR. © Marie Renaudin
- soit la même phrase est écrite deux fois, l’une à la suite de l’autre. De la même façon qu’un élève distrait aurait recopié deux fois la même phrase que celle écrite au tableau.
Doublon des mots « qui contulit » au feuillet 51v., j.3, d.1 du LVR. © Marie Renaudin
- Soit des mots sont manquants [13] dans les obiit :
Oubli d’un mot (carré rouge) au feuillet 13v, j.1, d.1 du LVR. © Marie Renaudin
Ces erreurs qui se cumulent dans l’obituaire posent question, car en règle générale elles se produisent lorsqu’il s’agit de recopier un texte ou lorsqu’un texte est long à écrire et non dans le cas de la rédaction d’un simple obiit isolé. Justement, cela amènerait à penser que le « Liber Vitae » pourrait être la recopie d’un ouvrage plus ancien, ce qui était courant à l’époque. L’obituaire étant un document très consulté et utilisé par la communité, arrivait le moment où les annotations étaient trop conséquentes et le manuscrit trop abîmé pour être conservé. Alors une recopie s’avérait nécessaire. Cette hypothèse avait déjà été évoquée par Monsieur Bernard Metz [14] lors d’une de ses visites aux archives municipales de Rouffach, sans que la recherche n’ait été poursuivie plus avant, le sujet de son étude à ce moment-là ne concernant pas le « Liber Vitae » de Rouffach.
Pour conclure, nous pouvons constater que le « Liber Vitae » est exceptionnel par de nombreux aspects, aussi bien matériel par ses éléments constitutifs rares ou méconnus jusqu’alors, par son style rédactionnel comme nous l’avons vu dans cet article, par son contenu, parce qu’il a permis de redécouvrir une partie de l’histoire de Rouffach entre le XIIIème et le XIVème s. et encore beaucoup d’autres aspects qui, je l’espère, pourront être mis en lumière dans un futur proche, l’étude étant bien loin d’être terminée. Enfin, je voudrais remercier à nouveau Gérard Michel de nous avoir invitée au sein d’Obermundat.fr, mais également mon papa qui m’a aidée et m’aide encore dans cette palpitante recherche.
Marie RENAUDIN
Notes:
- [1] A GG 77, Archives municipales de Rouffach
- [2] PARISSE, (Michel), Manuel de paléographie médiévale, Manuel pour les grands commençants, Bibliothèque de l’Ecole de chartes, Paris, 2007, p.124
- [3] AGG56, AGG35, AGG59
- [4] De rares obiit en allemand et ayant été écrits par une autre main dans un autre style d’écriture sont à relever aux f.10r, j.1 d.4 ; f.29r, j.1, d.3 et 4 ; f.51r, j.1, d.6,7 et 8, toujours sur les feuillets rectos et datant du XIIIe ou XIVe s.
- [5] la fondation d’une célébration à une date annuelle fixée par la personne défunte de son vivant ou par des proches.
- [6] « […] dare lume p[er]petuo ardens […] »
- [7] Annexe 8, p.286 in RENAUDIN, (Marie), « Mémoire de fin d’études : Conservation-restauration du « Liber Vitae » de Rouffach (A GG 77), manuscrit sur parchemin du XIVe s. », Paris, Ecole de Condé, Promotion 2019, soutenu publiquement le 24/10/19.
- [8] selon conseils oraux de Monsieur Georges Bischoff
- [9] Cf. Annexe 9, p.287
- [10] Cf. f.9v, j.3, d.1 ; f.9r, j.1, d.2
- [11] Cf. f.19v, j.2, d.1
- [12] Cf. f.60v, j.2 ; f.21r, j.1, d.5
- [13] Dans l’exemple suivant, il semble qu’un verbe soit manquant entre les mots « qui » et « ecclesie ».
- [14] Historien médiéviste
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