Exécution de Robert Tresilian 1388 (image Wikipedia)
Habituellement, lorsqu’il est question du bourreau dans les documents d’archives c’est en tant qu’exécuteur d’une décision de justice. Dans l’affaire qui nous intéresse dans le présent article, Johann Melchior Günther, désigné tantôt comme exerçant la profession de Wasenmeister, tantôt celle de Scharpfrichter, comparait à la barre d’un tribunal criminel qui l’accuse d’avoir enlevé Anna Maria Ansel. Tout commence par ce qui pourrait passer pour une belle histoire d’amour : deux amoureux, lui veuf, la cinquantaine, elle célibataire, 25 ans. Il a même rencontré le curé pour qu’il bénisse leur union ! Mais la famille de l’élue ne l’entend pas de cette oreille et le fait poursuivre pour rapt...
Le bourreau est un personnage marginalisé par la société en raison de l’infamie et de la souillure dont sa fonction est entachée, même si celle-ci est exercée dans un cadre juridique légitime. Le lecteur pourra se reporter à un article complet sur le sujet, dans obermundat.org paru sous le titre Hencker, Nachrichter, Scharfrichter, Schinder…
Melchior Ginther, né à Rouffach le 30 novembre 1656, est Maître des Hautes Œuvres depuis 1680 :au moment de l’affaire qui nous intéresse, en 1705, il a 49 ans et il est veuf depuis le décès de son épouse, Jacobée Heidenreich, le 12 mars 1703.
Un amour impossible entre un bourreau et une fille de famille...
On ignore depuis quelle date Melchior Ginther et Anne Marie Ansel se fréquentent, mais on peut imaginer que la relation entre les deux amoureux fut loin d’être facile.
Et pourquoi donc? D’abord parce qu’un bourreau n’a pas le droit de choisir d’autre épouse que la veuve ou la fille d’un autre bourreau. D’ailleurs, aucune famille autre ne pourrait consentir à recevoir dans sa famille un homme qui exerce cette fonction. C’est ainsi que se sont formées des dynasties de bourreaux, l’Eglise autorisant des mariages consanguins et même incestueux.
L'autre raison est que la famille de l’élue n’était pas une famille ordinaire : Anne Marie Ansel est la fille de feu Jacob Ansel. Sa mère est Eva, née Schneider, et elle a épousé en seconde noces Jacob Waldeck. Dans ce procès criminel, les plaignants sont donc Eva Waldeck, son mari Jacob Waldeck, Luc Riss gendre de la plaignante et Jacob Ansel le frère d’Anne Marie! Or Lux Riss est premier conseiller au Magistrat de Rouffach, Jacob, le frère y est Maréchal et derrière tout ce monde, il y a le procureur fiscal du Bailliage et surtout Jean Christophe Friess, Obervogt, Bailli de Rouffach !
Accusé de l'enlèvement de sa fiancée...
Cette relation aboutira à un procès criminel contre Johann Melchior Ginther, accusé du rapt d'Anne Marie Ansel:
« … le procès criminel extraordinairement fait et instruit par M. Jean Christophe FRIES, Conseiller de la dite Régence et Bailly du Baillage de Ruffach, comre en cette partie, à la requête d’Eve SCHNEIDERin, femme de Jacob WALDECK, bourgeois du dit Ruffach de lui authorisée, Luc RISS, premier conseiller du Magistrat du dit Ruffach et Jacob ANSEL, Maréchal et Bourgeois du dit lieu, à eux joint le procureur fiscal du dit Baillage, demandeurs et accusateurs, contre Melchior GINTHER, Maître des Hautes Œuvres de la dite ville… »
Le dossier de l’affaire est lacunaire, beaucoup de pièces manquent: ainsi, on apprend que Johann Melchior avait été condamné à ne plus fréquenter Anne-Marie, sous peine de 50 livres d’amende. Quand et par quelle instance, nous ne le savons pas. Malgré cette interdiction, les fiancés se retrouvent régulièrement : à l’église Saint-Valentin ou au domicile de Johann Melchior, où on l’a vue entrer par la porte du jardin, le jour de la saint Simon et Jude ! Ce jour-là, il a même fait porter du vin et ses fils ont joué du violon ! Dans sa défense, Johann Melchior affirme qu’il aurait dit à Anne-Marie de ne pas rester dans sa maison, mais comme son beau-père, Jacob Waldeck et son frère Jacob Ansel attendaient dans la rue, armés de tricots,* elle appréhendait de sortir. Elle est donc resté cachée dans la maison, rue des Récollets, (?) de la saint Simon et Jude, le 28 octobre, jusqu’au 2 novembre.
* les tricots sont des bâtons gros et courts ( triques)
Il y aurait eu une perquisition dans la maison de Ginther, sans qu'en soient précisées les circonstances, et on n’y aurait pas trouvé Anne-Marie, cachée dans une armoire !
Johann Melchior fait appel à son beau-père, Maître des Hautes Œuvres de Colmar pour lui faire envoyer une calèche dans laquelle Anne-Marie rejoint Colmar où elle restera du 2 au 26 novembre cachée chez ledit beau-père qui l’héberge et la nourrit gratuitement. Ce beau-père, interviendra de manière tonitruante au cours du procès, s’en prenant violemment à Luc Riss :
… le maître des hautes œuvres de Colmar qui commençait à s’emporter et reproche au dit déposant, disant que ce n’est pas au Magistrat de Rouffach d’arester ou faire mettre en prison aucun maistre des hautes œuvres et que le diable l’emporte, il fera assembler tous les maistres de la province pour ramasser entre eux une somme d’argent de mil escus pour en agir et pousser le procès contre ce gros ventre et païsan Luc RISS, pour lui faire veoir que luy et ses pareils sont d’honnestes gens…
Entre temps, Johann Melchior semble avoir été arrêté, puis relâché le 10 novembre, mais mis « en arrest en sa maison », lequel arrêt il a violé puisqu’il est sorti rejoindre son beau-père à Colmar le 16 du mois…
Au cours du procès, il dira qu’il ne l’a jamais touchée « déshonnêtement » et « si elle est enceinte qu’il peut bien dire en sa conscience que ce n’est pas de lui… » !
Un procès criminel commué au civil...
Le procès, au départ procès criminel, puisque le prévenu a été accusé de rapt par les plaignants, sera commué en procès civil. Pour quelles raisons ? Sans doute pas à la suite d’une intervention de la famille d’Anne-Marie ! Plus sûrement à cause de la fonction de Ginther : bourreau est une basse besogne certes, mais un office respecté.
Johann Melchior est condamné à rendre sa parole à Anne Marie et à révoquer sa propre promesse. A la suite de quoi, il demandera au tribunal de lui accorder le pardon pour ses fautes et l’obstination dont il a fait preuve. Il demande également pardon à la plaignante,la mère d’Anne Marie : « … mit Hand und Mund umb Verzeihung gebeten… ».
En outre, il est condamné à une amende, modérée, mais dont le montant n’est pas précisé. Johann Ginther, libre, est autorisé à retourner dans sa demeure.
Une belle histoire d'amour?
Fin d’une belle histoire d’amour, sacrifiée au nom d’une tradition qui interdit aux bourreaux d’épouser une fille qui ne serait elle-même pas la fille d’un bourreau et victime de pressions familiales qui paraissent ici particulièrement puissantes en raison de la personnalité des plaignants et de leur situation sociale...
Peut-être pas...
Belle histoire d’amour ? Voire… Le charme a été rompu le jour où François Boegly m’a communiqué le résultat de ses recherches sur la généalogie des Ginther de Rouffach ! Melchior Ginther, né à Rouffach le 30 novembre 1656, Maître des Hautes Œuvres à Rouffach depuis 1680, a déjà, au moment de l’affaire qui nous intéresse, en 1705, 12 enfants de deux mariages, 4 du premier et 8 du second…et il en aura 4 autres d’un troisième mariage…
Sa seconde épouse est Jacobée Heidenreich, fille du bourreau de Colmar. Le mariage a eu lieu le 06 / 10 / 1686, les enfants naîtront en 88, 92, 93, 94, 96, 98, 99 et 1703. A.M. Jacobée Heidenreich, qui n’est pas née à Rouffach, décède le 12.03. 1703, Le dernier de ses enfants, Jean est né à Rouffach, le 04.02. 1703. Il a à peine un mois au décès de sa mère… et à peine deux ans en 1705, année du procès et des projets de mariage de son père !
- Georges Adolphe, né à Colmar, le 16.03.1688
- Marie Jacobée, née à Colmar, le 02.01.1692
- Georges Frédéric, né à Rouffach, le 04.01.1693
- Anne Marie, née à Rouffach, le 17.08.1694
- Jacques Christophe, né à Rouffach, le 24.08.1686
- [?] née à Rouffach, le 20.01.1698
- Anne Marie, née à Rouffach, le 25.06.1699
- Jean, né à Rouffach , le 04.02.1703
On ignore la date du mariage de Melchior Ginther avec Elisabeth Hoff, sa troisième épouse. Les enfants naîtront en 1714, 1715, 1718 et 1720, des filles, Anne Marie qui ne vivra que trois jours, puis Marie-Anne, puis une autre Marie-Anne qui décède à l’âge de 18 mois et enfin Reine. Reine, née le 06/01/1720 épousera le 12/08/1737, à l’âge de 17 ans, Gervais Seitler, successeur de son beau-père, Officier de Santé et Bourreau…
Avec ses enfants en bas âge, il est à craindre que l’amour ait tenu peu de place dans son désir d’épouser Anne-Marie Ansel, un beau parti, et jeune de surcroît, pour élever une si grande famille !
En tous cas, ce Johann Melchior Ginther témoigne d’une belle santé… Quant à la chasteté dont il affirme, devant le tribunal, avoir fait preuve, … on peut avoir quelques doutes...
Gérard Michel
et François Boegly pour la généalogie des Ginther de Rouffach