Trous de boulins et autres trous ...
Nous sommes nombreux à avoir suivi les différentes phases du chantier de restauration de la cathédrale Notre-Dame de Paris. Un chantier hérissé de grues, enveloppé de centaines de tonnes de tubes d’acier des échafaudages, et nous nous sommes tous posé la même question : mais comment avaient-ils fait il y a 850 ans pour construire un tel édifice ? Le pari était, dès le lendemain du terrible incendie du15 avril 2019 , de rendre la cathédrale à sa ville et à ses fidèles en cinq ans, - il avait fallu deux siècles pour la terminer -, en utilisant, le plus souvent possible, les matériaux, les techniques et parfois les outils utilisés par les bâtisseurs du Moyen-Âge… Il a fallu redécouvrir et s’approprier les gestes des tailleurs de pierre, sculpteurs, maçons, charpentiers, couvreurs… médiévaux. L’incendie de Notre-Dame et sa reconstruction ont permis aux scientifiques, chercheurs, architectes et archéologues du bâti d’accéder à des secteurs qui n’avaient jamais été étudiés, et de découvrir des secrets de la construction de la cathédrale, comme l’utilisation massive du fer, dès le début du chantier en 1163.
Les maîtres bâtisseurs du Moyen-Âge ont laissé peu de témoignages sur la construction de nos églises et cathédrales : de rares plans et dessins comme ceux conservés de la cathédrale de Strasbourg (du 13eme siècle au 16eme siècle), des carnets de croquis, des devis et des marchés, mais très peu sur les techniques mises en œuvre...
Les archives consultées n’ont pas permis jusqu’à ce jour de percer des secrets de constructions inédits dans notre église de Rouffach. D’importants travaux de reconstruction et de construction y ont été effectués au cours du XIXème siècle, mais les architectes d’alors, n’ont pas laissé, semble-t-il, de rapports sur d’éventuelles découvertes… Les travaux actuels, eux, font l’objet de relevés et d’études qui devraient être communiqués à l’issue des différentes tranches.
Mais un regard attentif permet, en nous promenant autour de notre église et en levant les yeux, non pas de découvrir des secrets, mais de retrouver quelques traces de l’époque de la construction de l’église, aux 13ème et 14ème siècle par ceux qui l’ont érigée : des trous ...
Comment faisait-on alors pour hisser de lourdes pierres jusqu’à la place qui leur était réservée?
Nous ne parlerons pas ici de la grue médiévale à cage d’écureuil, ni de la chèvre ni de faucon, ces engins de levage qui permettaient de hisser de pesantes charges n’ont pas été conservés. En revanche, les outils qui permettaient la préhension de ces lourdes pierres ont laissé leur empreinte sur les parements de grès jaune de notre église : des trous, visibles un peu partout :
photo g.m.
Non, ce ne sont pas les impacts de balles tirées par de petits voyous avec le Flobert du grand-père, ce sont les traces laissées par la griffe qui avait hissé ces pierres à leur emplacement actuel, au 13ème ou 14ème siècle !
. La griffe : Le système de griffe était couramment utilisé pour les blocs de moyenne dimension. Par l’intermédiaire d’une grande pince métallique, en forme de X qui se serre autour de la charge grâce à la force du poids. les maçons pouvaient agripper la pierre au niveau de deux trous au même niveau préalablement taillés dans les faces latérales, dans lesquels pouvaient s’encastrer les deux extrémités de la griffe. C’est un système auto serrant très efficace mais mal adapté aux lourdes charges.
D’autres traces de la griffe, avec en prime trois marques du tailleur de pierre !
photo g.m.
- La louve: Les sculpteurs réalisaient cette fois-ci un trou sur la face supérieure de la pierre. Le trou était taillé avec soin pour recevoir une pièce mobile appelée “louve”.
Composée de trois parties démontables, elle permettait de lever des lourdes charges et de les placer directement sur le lit de pose prévu, ce qui limitait les manipulations et risques de chute ou de fracture. De plus, le logement de la louve, une mortaise en queue d’aronde, ne nécessitait d’être comblé après la pose de la pierre car il était caché par la pierre qui la recouvrait. C’est la raison pour laquelle ce procédé ne laisse pas de trace visible aujourd’hui, contrairement à la griffe. Je ne peux donc pas en montrer sur l’église de Rouffach…
Les systèmes de levage :
- En haut, à droite : la louve de levage
- En bas, au centre la griffe de levage
Image : Pierres-Info https://www.pierres-info.fr/outils_1/index.htm
Encore des trous : les trous de boulin…
Ci-dessus, un détail du dessin de l’architecte parisien Mimey, réalisé en 1866 : le bras gauche du transept de N.D. de Rouffach. Sur l'image apparaissent les trous de boulins utilisés pour les échafaudages. Ces trous ont disparu aujourd'hui, colmatés vraisemblablement au cours des travaux de Mimey
Le boulin est une traverse de bois utilisée par les maçons pour élever des échafaudages. Elle est engagée dans la maçonnerie par une ouverture nommée trou de boulin ou ope. Cette traverse portera le platelage, les planchers de l’échafaudage. Ces traverses peuvent être soutenues par des jambettes, pièces de bois obliques ou des échasses verticales.
A l’issue du chantier, ces traverses sont retirées et le trou est soit laissé ouvert en prévision d’éventuels travaux ultérieurs, soit rebouché partiellement ou totalement. Si le boulin ne peut être retiré, il est scié au ras du mur et reste apparent… pour des siècles !
A noter que par extension le mot boulin s’applique au trou lui-même et désigne également les « trous » dans les murs des colombiers qui servent de nids aux pigeons. Le mot « ope » apparait souvent dans les mots fléchés !
Deux trous de boulins colmatés mais laissés apparents lors des actuels travaux de restauration.
photo g.m
Chevet de N.D. de Rouffach : un boulin scié au ras du mur.
photo g.m.
Ces trous de boulins qui conservent encore une partie de la traverse sont précieux et constituent une aubaine pour les chercheurs et en particulier pour les dendrochronologues : un morceau de bois qui pourrait dater du temps de la construction du chœur, au 13ème siècle !
Et le spécialiste en dendrochronologie de l’équipe Rubiacum, Dr.-Ing. Dipl.Thomas Eissing de l’université de Bamberg a profité des échafaudages en 2022 pour dater ces pièces avec une rare précision : ces traverses de bois de chêne proviennent d’arbres coupés en 1255 + / - 5 !
Ces découvertes en laissent augurer d'autres, passionnantes, sur le bâti médiéval de Rouffach, lors de l'étude Rubiacum annoncée dans ces pages qui débutera milieu juillet et s'étalera sur les trois années à venir.
Une image tirée du magnifique ouvrage conservé à la Bibliothèque de la Bourgeoisie de Berne (Mss h.h.l.16): la Chronique de Spiez (Spiezer Chronik ou Privater Schilling), un manuscrit enluminé écrit par Diebold Schilling le Vieux vers 1484-1485. Il est illustré de 339 miniatures, réalisées à la plume et colorées, qui illustrent des scènes de batailles avec une extrême précision sur les costumes, les armes mais également d'autres scènes où apparaissent, souvent en arrière-plan comme ici, des détails de la vie quotidienne du XVème siècle. Un ouvrage à feuilleter absolument puisqu'il est accessible sur e-codice avec une excellente qualité d'image. (il suffit de cliquer sur e-codice)
Gérard Michel
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