L’alsacien boit et aime à boire. Il boit quand il a soif et il lui arrive souvent d’être altéré. Mais il boit aussi, alors qu’aucun besoin ne le presse, par habitude, par courtoisie, par bravade, par distraction, par goût…
Abbé Auguste Hanauer dans Etudes économiques sur l’Alsace ancienne et moderne, Denrées et salaires (1876-1878).
Et que boit-on à Rouffach? L’eau, celle de l’Ombach comme celle des nombreux puits de la ville, étant impropre à la consommation et nuisible à la santé, la population se rabat sur une autre boisson qui, elle au moins avait meilleur goût, meilleur aspect et n’entrainait pas les mêmes troubles que l’eau : le vin.
Ce vin, on le boit chez soi, mais aussi, et surtout, dans l’un des nombreux débits de boissons qui jalonnent les rues et ruelles de la ville. Les états des vins mis en cave dans les auberges, les poêles des corporations et les caves dimières révèlent des quantités impressionnantes : un inventaire du vin de la cour dimière de l’évêque à Rouffach, daté du jeudi 16 mars 1589, découvert aux A.D.B.R., donne des chiffres éloquents des réserves qu’elle renfermait: 86 fuder et 12 mesures, soit plus de 86.000 litres, l’équivalent de 115.000 bouteilles d’aujourd’hui ! Les chiffres relevés dans les caves des auberges sont tout aussi parlants : 5 foudres pour la seule Tribu À l’Eléphant, 4 foudres pour la Tribu À la Licorne, 81/2 pour l’auberge À la Demi-Lune et 6 foudres pour la Trinckstube du Magistrat… 6000 litres de vin blanc et rouge pour étancher la soif des conseillers ! Il ne s’agit pas là d’un état des achats de vin en une année, mais d’un état dressé dans une cave à un moment donné : dans certaines auberges, les achats de vin blanc en une année pouvaient aller jusqu’à 20, voire 24 foudres !
Le Räppis, Räpis, Reps, une définition qui se cherche…
Dans les chiffres révélés par ces états figurent dans la plupart des caves d'auberges, quelques tonneaux de Räppis. De quoi s’agit-il ?
Les aubergistes, en dehors du vin blanc et du vin rouge proposaient également cette boisson appelée Räpis ou Reps qui reste une énigme : on en trouve dans les dictionnaires et les écrits sur le vin des définitions parfaitement contradictoires.
Pour certains auteurs, il s’agit de vin fait à partir des rafles. Pour d’autres, c’est du vin qui est versé sur des grappes entières dans un tonneau et remis en fermentation. Pour d’autres encore, « Rappes ist der Vorlauf bei der Kelterung, Beerwein, Vorlass », c’est à dire le moût qui coule au début de l’opération de pressage…
Les mêmes auteurs se contredisent d’un ouvrage à l’autre et même à l’intérieur du même ouvrage. Ainsi François-Jacques Himly, dans son Dictionnaire Ancien alsacien-français (1983) écrit :
Reppis, Reps : vin cuit, muscaté et épicé, et un peu plus loin : Reppisvass, Repvass : tonneau contenant de la piquette, ce qui n’est évidemment pas très logique…
Nous avons retrouvé il y a peu de temps la « vraie » recette du Räppis dans un numéro de la Revue d’Alsace de 1897, sous la plume du Dr. H. Weisgerber. L’article, pages 282-285, est intitulé Le Reps, ou l’hypocras d’Alsace et nous ne résistons pas à l’envie d’en proposer au lecteur quelques larges extraits. Peut-être un viticulteur d’Alsace trouvera-t-il dans ces pages une recette pour transformer ses réserves de vins invendues en une boisson originale qui pourrait séduire de nouveaux amateurs ?
Le Reps, ou l’hypocras d’Alsace ?
« Peu de personnes connaissent encore, même de nom, le Reps ou Rebs, vin infusé d’épices qui fut longtemps en crédit chez les Alsaciens et tout particulièrement les strasbourgeois.
Ch. Schmidt, dans le Woerterbuch der Stassburger Mundart, consacre au Reps les lignes suivantes : „Getraenk das man aus Wein bereitet, den man über Muskatellertrauben und Gewürtz in ein kleines Fass giesst“ – „Den Drupwin moegent sü (die Wirthe) in ein Repvas schütten“ (1453) „Die Wirthe sollent ir Repisvass zeichenen“ 1459…
Ces citations nous prouvent que le reps était connu déjà au Moyen âge.
C’est une espèce d’hypocras et l’on sait que cette boisson jouissait d’une grande vogue chez les anciens. L'hypocras est un vin blanc ou rouge, principalement de muscat, aromatisé avec de la cannelle, du gingembre, du poivre, etc. et sucré. On le servait soit au commencement, soit au milieu, soit à la fin du repas.
[…]
Le Reps, l’hypocras, le pigmentum, devaient être des boissons analogues, dont les différentes recettes ne variaient que très peu, et qui au fond étaient un vin doux, aromatisé et poivré, soit avec du gingembre, du poivre ou des baies de genièvre. L’emploi de ces dernières était peu connu en France, mais en Alsace on en usait volontiers ; elles donnaient au vin un goût poivré, et une action plus ou moins diurétique, qui ne pouvait qu’être salutaire.
Les recettes de Reps devaient être nombreuses et variables. Plus d’une famille se glorifiait d’avoir un Reps, meilleur, plus épicé, plus parfumé que celui du voisin, et l’on se léguait la recette comme un secret de famille.
Nous avons mis la main sur une recette manuscrite de Reps et nous avons pensé la publier, afin qu’aux prochaines vendanges, un amateur de choses anciennes puisse en régaler ses amis.
Recept für Rebs einzumachen.
Nehme dürre buchene Spänen,(copeaux de hêtre) die werden mit Kirschen Wasser angefeicht; danach nehme ein Ziel Spanen und ein Ziel Trauben Siesling, Riesling, Muskateller, auch rothe Trauben von der gute Qualität.
Auf den Ohmen: (pour un tonneau d’un Ohmen, l’aime, soit env. 50 litres)
1 lib. vom besten Zuckerkandel (sucre candi)
1 lib. Orange Schallen (écorce d’orange)
1 Loth Nägelein (girofle)
2 Loth Zimet (cannelle)
1 bouteille Kirschen Wasser für die buchene Spänen anzufeichten. (une bouteille de Kirsch pour imbiber, humidifier les copeaux de hêtre)
Wen das Buchenholz nicht recht dür ist, so werden sie mit heis wasser angebrücht und wieder getriklet.
Oben, in das Fass, ein Handtvoll Wackholderbeere (baies de genevrier) in ein Sakichen durch den Sponten; danach füllt man das Fass mit Wein auf bis das Fass voll ist. In Straßburg bey der Kräuthlerei begehrt man die Kräuter für ein Ohmen Rebs ein zu machen aber wen man es nach Haus bringt, so mach das grüne Laub weg und schneid das andere in Stücklein. Vor das Fass mach man inewendig vor das Zapfenloch eine blechene Sipp und nageles an.
Les copeaux de hêtre étaient destinés à empêcher le vin de tourner à l’aigre, mais servaient surtout, après la fermentation, à fixer les impuretés et à permettre au liquide de couler clair. Si par hasard ils étaient humides et portaient des traces de moisissures, on les stérilisait en les échaudant et en les séchant soigneusement après. Ces copeaux contiennent peu de tanin.
[…]
Mais la recette ne donne pas beaucoup de détails sur ce qu’il fallait faire. Il fallait enlever un fond du tonneau pour pouvoir faire alterner les rangées de raisin et les rangées de copeaux, puis le refermer, après avoir eu la précaution de clouer en dedans du trou du robinet un fer blanc percé de trous, destiné à empêcher les grains de raisin ou autres corps d’obstruer la lumière du robinet.
Le tonneau rempli, il fallait se garder de fermer la bonde, car le vin devait commencer à fermenter et l’on aurait risqué une explosion.
La recette ne dit pas non plus si l’on devait prendre du vin nouveau ou du vin vieux. Dans les deux cas le résultat serait le même, mais la qualité du Rebs pouvait changer suivant l’un ou l’autre procédé.
Le vin ne pouvait être soutiré qu’après la complète fermentation et la clarification.
Les goûts ont bien changé de nos jours : on recherche de préférence des vins purs et naturels, laissant dans un oubli, parfois mérité, toutes ces mixtures aromatiques et compliquées, qui peuvent servir à masquer le goût d’un médicament amer et désagréable.
Dr. H. Weisgerber
Nous terminerons avec un paragraphe tiré de L’Ancienne Alsace à Table 1 dans lequel son auteur, Charles Gérard mentionne le Reps alsacien, qu’il range dans les vins artificiels vendus par les apothicaires :
Quelques bons que fussent ses vins indigènes, l’Alsace ne se tenait pas uniquement à eux. Les produits étrangers ont en tout temps exercé une séduction sur les palais capricieux ou difficiles. En 1288, Bâle vit arriver un marchand qui menait avec lui et vendait des vins de Grèce ou de Chypre. […]. Nos aïeux prisaient aussi beaucoup les vins artificiels que fabriquaient et vendaient les apothicaires. Le Reps, ou vin infusé d’épices, fut longtemps en crédit chez eux. Le vin de paille, le passum des latins (Strohwein), faisait leurs délices. Celui de Colmar, de Kaysersberg, de Riquewihr, était célèbre. On connaissait encore anciennement, chez nous, le clairet, vin mélangé de miel (clara potio), l’hypocras, le vin aromatisé (pigmentum), l’hydromel vineux, le « vin bruslé que les allemands estiment beaucoup » et dont le meilleur était fourni par Kaysersberg ; le Treseney que Buchinger a décrit dans son Kochbuch, etc.
1 L’Ancienne Alsace à table. Etude historique et archéologique sur l’alimentation, les mœurs et les usages épulaires de l’ancienne province d’Alsace.
Charles Gérard 1877 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k32151645/f1.image
G’sundheit !
mais avec modération…
Gérard MICHEL