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3. Chasseur d’éclipses en 1615.
Bon nombre de lecteurs d’Obermundat se souviennent sans doute de l’éclipse de Soleil du 11 août 1999. Elle fut totale dans le Nord de l’Alsace et presque totale à Rouffach, mais là, les conditions météorologiques n’étaient pas tout à fait optimales. Certains d’entre nous avaient anticipé ces circonstances et se sont déplacés vers la Champagne où un ciel plus dégagé leur a permis d’apprécier dans tout son déroulement le spectacle de la Lune cachant petit à petit le Soleil en fin de matinée.
Parmi les astronomes, on trouve des chasseurs d’éclipses : ceux-là n’hésitent pas, lorsqu’une éclipse de Soleil est annoncée, à prendre l’avion pour se rendre sur l’étroite bande que parcourt l’ombre de la Lune portée sur la surface de la Terre. Ils y déploient alors leur matériel optique et photographique avec l’espoir de capturer quelques belles images du rendez-vous céleste.
L’astronome rouffachois Johannes Remus Quietanus était un chasseur d’éclipses du XVIIe siècle. N’ayant pas les facilités de déplacement de nos contemporains, il collectionnait les comptes-rendus d’éclipses observées par d’autres astronomes de son époque et il s’évertuait aussi à prévoir les éclipses pour les années à venir. Dans son Restitutio universalis motuum caelestium de 1615, on trouve les descriptions de dix éclipses de Lune et dix éclipses de Soleil, dont certaines sont fameuses : en voici quelques morceaux choisis…
La plus ancienne des éclipses solaires évoquées dans le Restitutio universalis s’est produite le 21 août 1560 : Remus Quietanus rapporte ici les observations du père jésuite Christoph Clavius qui avait fait des études à l’université de Coïmbra, au Portugal, avant d’enseigner les mathématiques au Collège de Rome. C’est ainsi qu’il a pu se trouver dans la bande où cette éclipse était totale. Ses propos comportent plus d’éléments d’ambiance que d’observations scientifiques à proprement parler :
Le temps d’un Miserere…
« [1] Elle fut observée aux alentours de midi, lorsque la Lune vint s’interposer directement entre le regard et le Soleil, le couvrant pour un laps de temps assez considérable. Il y eut des ténèbres, plus sombres qu’une nuit : on ne voyait plus où l’on pose ses pieds. On vit clairement des étoiles apparaître au ciel et (c’était remarquable), les oiseaux, horrifiés par cette obscurité, décidèrent de se poser par terre. »
Quietanus complète : Christoph Grienberger, le successeur de Clavius et Paul Guldin, son disciple m’ont rapporté que selon Clavius, l’obscurité a duré le temps que l’on récite un Miserere.
Il essaye alors d’exploiter cette dernière donnée pour évaluer cette durée, faisant réciter les 21 versets du psaume 51 « Ô Dieu ! aie pitié de moi, dans ta grande miséricorde… etc. » tout en comptant les pulsations des battements de son cœur, et il finit par donner son estimation : entre 1 min 8s et 1 min 16s. Le logiciel « Eclipses Online Portal » de l’Office Hydrographique du Royaume-Uni permet en quelques clics de retrouver les caractéristiques des éclipses du passé. Sur la carte ci-dessus on vérifie que Coïmbra se trouvait bien dans la bande de la totalité en août 1560 et le logiciel indique que la durée y aurait été de 1 min 16s, tandis que Catalog of Solar Eclipses, de la NASA donne 1 min 43s [2].
Cette éclipse de 1560 fut observée en bien d’autres lieux en-dehors de la bande de totalité. Quietanus cite quelques données horaires qui ont été relevées çà et là : à Vienne par Tilemann Stella et Paul Fabricius, à Louvain par Cornelius Gemma. S’agissant alors d’éclipses partielles, la part du disque solaire occultée par la Lune est exprimée en « doigts », c’est-à-dire en douzièmes de diamètre.
L’éclipse du 15 décembre 1610, observée à Macao.
Étudiant au Collège de Rome, Remus Quietanus avait accès aux annales et autres écrits astronomiques comme ce compte-rendu d’une l’éclipse de Soleil observée en Chine par le missionnaire jésuite Giulio Aleni peu après son arrivée à Macao :
[3] «J’en conte une autre [éclipse], plus grandiose, du Soleil occulté le 15 décembre de cette même année 1610 en respectant le méridien [4] de Macao où je me trouvais alors, soit à 22° ½ de latitude et 140° de longitude probablement, encore que certains posent moins que 135°.[5] Elle commença avant 4 heures de l’après-midi et dura jusqu’à six heures passées, donc le milieu fut un peu avant 5 heures de l’après-midi, et le Soleil s’obscurcit lorsque le corps de la Lune est entré tout entier sous celui du Soleil. Cette éclipse fut observée dans notre Collège sans aucune attention (diligenza) particulière : c’était déjà prédit sur les calendriers de la Chine et du Japon, établis par ces gens qui sans (rien) savoir de notre Astrologie et Théories, prévoyaient par d’autres comptes et d’autres principes au moins mécaniquement de telles apparitions et celle-ci en particulier, qui pour une bonne raison devait être vue là-bas, et cependant Magini n’avait rien imaginé de tout cela [6]. »
À la suite de ce rapport, Remus Quietanus reconsidère la valeur de la longitude de Macao qu’il imaginait plus orientale, mais alors l’éclipse n’aurait pas pu y être vue dans son intégralité. Il propose aussi une reconstitution de l’aspect du Soleil dans sa phase d’occultation maximale :
Les éclipses annulaires
Ainsi, l’on s’aperçoit que ce 15 décembre 1610, le corps sombre de la Lune n’est pas assez grand pour cacher entièrement le disque du Soleil à l’observateur terrestre. Pourtant, en 1560, la Lune avait recouvert entièrement le Soleil au point de provoquer localement la petite nuit décrite par Clavius. La différence d’aspect de ces deux éclipses s’explique par le fait que la distance de la Terre à la Lune n’est pas constante : elle varie entre 357 000 km et 406 000 km et le diamètre apparent de la Lune varie alors entre 33,5 et 29 minutes d’angle (respectivement). De même, la distance du Soleil à la Terre varie au cours de l’année et le diamètre apparent du Soleil oscille entre 31,4 et 32,5 minutes d’angle. Quand le diamètre apparent de la Lune est trop petit pour qu’elle puisse cacher entièrement le Soleil, l’observateur voit une couronne de feu qui entoure le corps sombre de la Lune. Ces éclipses sont dites annulaires.
La complexité des mouvements des corps célestes et la bonne connaissance de leurs paramètres fait toute la difficulté de la prévision des éclipses futures et de leurs aspects. Les mesures angulaires et chronométriques effectuées par les astronomes à l’occasion des éclipses leur permettent alors de vérifier ou de valider leurs théories de la mécanique céleste. Remus Quietanus jouissait à son époque d’une certaine notoriété dans ce domaine auprès de certains de ses contemporains, comme nous le verrons dans un article ultérieur.
À l’annonce d’une éclipse de Soleil à venir, on rappelle généralement qu’il est dangereux de regarder le Soleil sans se protéger les yeux. Dans son Restitutio, Remus Quietanus précise qu’il a observé l’éclipse partielle du 3 octobre 1614 à Rome en compagnie de Grienberger à travers un tube (lunette astronomique) projetant l’image focalisée sur un carton placé à angle droit. La bonne maîtrise de cette technique lui permettra plus tard de réussir son observation historique du transit de Mercure le 7 novembre 1631 à Rouffach [7].
Jacques Mertzeisen, avril 2021
Je remercie MM. Materne Linder et Jean-Claude Berçu pour leurs contributions graphiques.
Illustrations :
- Montage photographique des phases de l’éclipse de Soleil du 11 août 1999, ©Materne Linder, Futura Sciences.
- La bande de totalité de l’éclipse de Soleil du 21 août 1560, logiciel « Eclipses Online Portal» de l’Office Hydrographique du Royaume-Uni.
- Schémas de l’éclipse annulaire du 15 décembre 1610 à Macao par J. Remus Quietanus et par le logiciel Window Eclipse Simulation Software (Jean-Claude Berçu).
Bibliographie, sources :
- Remus Quietanus, Restitutio Universalis motuum Caelestium, 1615, Biblioteca Casantense, Rome, MS 1582. Copie consultable aux Archives Municipales de Rouffach.
- Luis Saraiva, Catherine Jami, The Jesuits, the Padroado and East Asian Science (1552-1773), World Scientific, 2008. Consultable en ligne.
- Wikipédia : Éclipse solaire, Giulio Alenio.
Notes:
- [1] Traduit du latin sans garantie d’exactitude. J.M.
- [2] Les deux logiciels s’accordent sur la durée de la totalité au centre de la bande : un peu plus de 3 min 30s, mais cette durée décroît rapidement lorsque l’on s’approche de ses bords. Coïmbra se trouve assez près du bord sud de la bande de la totalité.
- [3] Traduit de l’italien sans garantie d’exactitude. J.M.
- [4] Précision utile à la datation ?
- [5] Au sujet de l’imprécision des longitudes, voir « L’estimation des longitudes au XVIIe siècle » sur Obermundat.
- [6] Antonio Magini : habile astronome, professeur à l’université de Bologne.
- [7] Voir Obermundat : Johannes Remus Quietanus astronome et médecin à Rouffach.