De la Terre au Soleil…
En février 1629, l’astronome Johannes Kepler écrit à son nouveau protecteur, le Chevalier Albrecht von Wallenstein, duc de Friedland et de Sagan. Cette lettre retient notre attention parce que Kepler lui parle de Johannes Remus Quietanus, médecin à Rouffach et il évoque une question qui les oppose : Kepler pense que la distance de la Terre au Soleil vaut 3400 fois le rayon de la Terre, tandis que Quietanus l’estime à plus de 14 000 rayons terrestres. Et, dit Kepler « Je dois tolérer cela et laisser à nos descendants le soin de juger qui a fait le mieux… » (Das muß Ich nu leiden, und den Nachkommen das Urtheil überlassen, wölcher es besser gemacht…)
Nous consacrerons deux articles à cette lettre : le premier est un commentaire de texte, le deuxième, plus scientifique, reviendra sur cette question cruciale de la distance de la Terre au Soleil.
L’original de cette lettre du 24 février 1629 est conservé à Vienne [1]. Une transcription du texte est accessible en ligne dans les Johannes Kepler gesammelte Werke de Max Caspar à l’adresse… https://kepler.badw.de/kepler-digital.html, volume 18, lettre 1101, page 292.
Nous avons exploité à maintes reprises des extraits de la correspondance de Kepler et Quietanus sur Obermundat, mais ce qui fait la particularité de cette lettre, c’est que Kepler s’adresse ici à une tierce personne et lui fait part de ses sentiments à l’égard de notre Remus Quietanus [2] ; il s’y exprime en allemand.
Après quelques considérations sur l’acheminement du courrier, Kepler en vient à commenter un pronostic astrologique que Quietanus aurait joint à sa dernière lettre à l’attention de Wallenstein ; c’est l’occasion pour Kepler de présenter son correspondant à son patron et on apprend incidemment que la famille de Quietanus est toujours influente dans sa ville natale de Bad-Saltzungen en Thuringe et qu’il a gardé des contacts avec elle. Plus loin, Kepler évoquera la conversion de Quietanus au catholicisme après des démêlés avec l’Inquisition romaine, c’est un point de sa biographie qui reste encore obscur.
Brillant et gracieux Seigneur, Prince de haute lignée,
Après que j’ai finalisé en quatre ou cinq jours mon Discours que je vous transmets ci-joint par écrit – et qui vous a été annoncé oralement par M. Boccatio-, (cet envoi) contient aussi un faire-part de Son Altesse Sérénissime l’Archiduc Léopold, il m’arrive aujourd’hui alors que je ferme juste le paquet, un envoi du Mathématicien de Son Altesse Sérénissime, M. Johann Remus, Docteur en Médecine à Rouffach qui inclut un Pronostic avec l’inscription « à Votre Illustrissime Altesse [3] » qui a transité par Strasbourg, Nuremberg, Leipzig et Görlitz, et d’ailleurs deux exemplaires étaient annoncés, mais je n’en perçois qu’un seul, destiné à Votre Grâce Princière.
Et l’auteur Remus Quietanus (en allemand Ruderauff) signale que lorsque Votre Gr. Pr. était il y a peu de temps dans sa patrie, en Thuringe, en la ville de Saltzung, son cousin paternel [4] Jeremias Volkhard était enseigne de ville [5] en cette place, commissaire de V.G.P., tout en faisant l’éloge que V.G.P « traite ses citoyens avec humanité [6] », ce que je ne veux pas manquer de signaler à V.G.P.
Le ballet des planètes et la situation politique en Europe
Le destinataire de la lettre, Albrecht von Wallenstein est un riche seigneur du nord de l’Allemagne, l’un des plus fameux condottiere engagé dans le camp de l’Empereur Ferdinand II du Saint-Empire. Superstitieux et féru d’astrologie, il avait fait la connaissance de Kepler à la cour de Rodolphe II vers 1609. En 1627, Kepler n’avait plus d’engagement envers l’Empereur, Wallenstein l’embaucha alors comme mathématicien et astrologue personnel et l’emmena à Sagan.
La petite histoire raconte qu’en 1625 Kepler lui avait rédigé un horoscope qui s’arrêtait en mars 1634 de façon plutôt inquiétante :
« Mars est d’une part en carré et d’autre part en opposition aux Soleil, Vénus et Mercure formant une croix bizarre ; ceci rejoint mon pronostic de terribles désordres annoncés dans cette période …» [7],
une description troublante quand on sait que Wallenstein a été assassiné à la fin du mois de février 1634.
Mais revenons à notre lettre :
Comme je suppose que V.G.P. voudra connaître mon avis à propos de ses Énigmes, je dois expliquer toutefois que je ne les pénètre pas quant à la composition de sa Comédie [8] et la distribution des rôles. Il parle bien de sept rois belligérants qui voudraient être L’Espagne et la France, l’Autriche et le Danemark, la Suède et la Pologne, et le septième l’Angleterre.
On associerait alors Saturne au Danemark, la Lune à la Suède, Jupiter à l’Empereur, Mars à la France, le Soleil à l’Espagne, cependant il paraît de temps à autre qu’il ne s’agisse pas uniquement de Rois, mais peut-être le Soleil (représente-t-il) l’Église romaine, Vénus la Confession d’Augsbourg [9] (bien que l’auteur soit devenu catholique à Rome dans l’Inquisition et l’est encore, aussi V.G.P, il souhaite que sa patrie devienne maîtresse), Mercure les Villes [10], ou Venise, ou l’Angleterre.
L’astrologie repose sur le principe que les mouvements des planètes dans le ciel (Macrocosme) ont une influence sur les événements du Bas-monde (Microcosme). Ainsi Remus Quietanus a-t-il écrit un Pronostic astrologique décrivant la guerre qui sévit en Europe comme une Comédie régie par les mouvements des planètes. Mais Kepler évite prudemment de se prononcer par rapport à l’interprétation de son collègue. Tout au plus veut-il bien donner son avis sur l’auteur du Pronostic, lui reconnaissant un certain talent en la matière :
Je ne peux me permettre d’en dire davantage, car il vit lui-même et c’est lui l’interprète de ses paroles. À part ça, il est bien l’un de ceux pour lesquels j’ai écrit mes spéculations célestes [11] car il en est bien capable et marche fort derrière mes chaussures avec, bien présente à son esprit l’idée de vouloir faire encore mieux (que moi)…
Kepler veut-il dire ici que Quietanus est son digne successeur ou bien laisse-t-il poindre un sentiment d’agacement que lui causerait ce disciple qui lui colle aux baskets à toujours vouloir faire mieux que le maître ? Je pencherais plutôt pour la deuxième interprétation, d’autant plus que dans la suite de la lettre, il va faire état d’un différend astronomique.
La distance de la Terre au Soleil
Les deux astronomes ne sont pas d’accord sur la distance entre la Terre et le Soleil :
Par exemple, Hipparque [12] plaçait le Soleil dans le ciel à une hauteur de 1200 Rayons terrestres. J’en ai fait une hauteur de 3400 Rayons terrestres, mais lui, il en rajoute encore dix-mille ce qui lui donne 14 000 rayons terrestres. Je dois tolérer cela et laisser à nos descendants le soin de juger qui a fait le mieux, jusqu’où il a établi des justifications substantielles, ce qu’il a estimé à tout hasard, de voir si on ne s’était pas légèrement trompé… Là-dessus, je me recommande encore une fois à Votre Grâce Princière de façon très soumise et obéissante. Donnée à Sagan le 24 février 1629.
Votre dévoué et obéissant serviteur
Johan Kepler
Ainsi Johannes Kepler pense que la distance de la Terre au Soleil égale à 3400 fois le rayon de la Terre, tandis que Remus Quietanus affirme qu’elle fait 14 000 rayons terrestres. On peut s’étonner de l’ampleur de cette différence d’estimation qui a pour conséquence que le Système solaire de Quietanus est quatre fois plus grand que celui imaginé par Kepler… Évidemment, il n’est pas question de déployer une chaîne d’arpenteur pour mesurer cette distance et chacune des deux valeurs proposées résulte d’un calcul, lui-même fondé sur une hypothèse…
Kepler fait preuve ici d’une grande sagesse et d’une certaine humilité : il sait que son hypothèse n’est pas vérifiable, pas plus que celle de Quietanus et il en appelle aux générations suivantes : elles sauront faire progresser la science astronomique et on finira par savoir qui avait raison.
Il faudra effectivement attendre la seconde moitié du XVIIe siècle pour que les astronomes imaginent des méthodes telles que des observations simultanées des planètes voisines Mars ou Vénus dans des conditions bien précises 13] pour préciser la distance de la Terre au Soleil. En 1659, Huygens propose 24 000 RT et en 1672, Cassini et Richer donnent 21 700 RT. La valeur admise en 2020 est de 23 455 RT.
Les rouffachois ne manqueront pas de noter que « leur » Remus Quietanus a fait mieux que le grand Kepler sur ce point précis, mais le postulat sur lequel s’appuie son calcul n’était pas moins arbitraire et faux que celui de Kepler. Pour en savoir plus, ils pourront poursuivre par la lecture de l’article plus détaillé : « La loi erronée de Remus Quietanus ou Horrocks’s bogus law ».
Jacques Mertzeisen, avril 2020
[1] Wien, Kriegsarchiv, FA. 1629-13-1/2.
[2] Voir Johannes Remus Quietanus, astronome et médecin à Rouffach, sur Obermundat.
[3] Ad Illustrissimam Celsitudinem Vestram, une locution latine qui est abrégée dans le texte original.
[4] Patruelis (latin) : cousin par la famille du père.
[5] Stadtfähnrich : porte-drapeau de la ville dans le sens de représentant.
[6] En latin dans le texte.
[7] Sans doute faut-il lire « Mars est en quadrature etc. ». Cette anecdote est controversée, voir Il était une fois l’Astrologie, Wordpress.
[8] En latin dans le texte, interprétation astrologique de la situation politique en Europe.
[9] Les luthériens.
[10] De quelles villes s’agit-il, Villes libres ?
[11] En latin dans le texte, il s’agit des Pronostics astrologiques de Kepler
[12] Hipparque est un astronome grec. Avant lui, Aristarque de Samos avait déjà proposé une valeur similaire pour la distance de la Terre au Soleil.
[13] La mesure de la distance de la Terre au Soleil, G. Paturel, document en ligne.