Ça pourrait être le titre d’une petite histoire pour enfants, charmante et fleurant bon notre campagne...
Sauf que... la femme d’Ambroise est retrouvée morte dans son lit et son mari est soupçonné l’avoir tuée ! Et la poule... que vient-elle faire dans l'histoire?
Ce mercredi 15 novembre de l’année 1576, l’épouse de Brosi (Ambroise) Schneider court dans les ruelles et cours du quartier et frappe à toutes les portes: elle cherche sa poule, disparue ! Aux voisins inquiets de la voir si affolée elle répond :
Wann ich diz huonn nit findt, so weiβ ich daβ mich mein Mann zue Todt schlahen würdt… Si je ne retrouve pas cette poule, je sais que mon mari va me frapper et me tuer…
Les voisins se joignent à elle et courent eux aussi à la recherche de la poule, sans succès : le volatile avait bel et bien disparu ! Ils finirent par se lasser et tout le monde rentra chez lui. La femme de Brosi, elle aussi, de guerre lasse, retourna dans son foyer.
Quelque temps après, une voisine retrouva la femme de Brosi dans son lit, morte. La nouvelle se répandit vite et les amies de cette femme, trouvant ce décès suspect, en avertirent le Conseil qui ordonna aussitôt une enquête et se rendit, au grand complet chez Brosi SCHNEIDER pour un examen du cadavre. La sage-femme jurée de la Ville et quelques autres femmes les accompagnèrent. Dehors, la rumeur publique allait bon train et on entendait dire partout que c’était le mari qui avait tué son épouse. De plus, il avait disparu !
On l’examina très attentivement mais d’abord, on ne vit ni ne sentit rien de suspect. Mais lorsqu’on retourna le corps, on vit sur tout son dos, et plus particulièrement dans la nuque, des hématomes bleus. Les femmes ne purent dire de quand dataient ces marques mais trouvaient qu’elles semblaient assez récentes, elles n’avaient pas encore la couleur de la mort, et elles pensaient qu’elles provenaient de coups violents.
Interrogée, la voisine qui avait découvert le corps, dit qu’elle avait trouvé sa voisine couchée dans son lit, qu’elle avait essayé de lui parler mais qu’elle n’eut aucune réponse. Elle ajouta que, ce jour là, elle n’avait entendu aucune querelle. Et pourtant, des coups, il en pleuvait beaucoup et souvent !
Une des voisines, la femme du cordier, raconta un peu plus tard, que la jeune servante de Brosi, une nièce de l'épouse décédée, s'était rendue chez elle et lui avait confié :
O wisten Ir wie es heüt so seltzam inn unnserem Hauβ zue ganngen, si vous saviez les choses étranges qui sont arrivées aujourd’hui dans notre maison…
Mais la femme du cordier ne pensa pas à demander ce que ces choses étranges pouvaient bien être, tant elle était effrayée par la mort de sa voisine.
La petite bonne, une gamine de treize ans, fut conduite au château où elle comparut devant le bailli, en présence du Schultheiss et du greffier municipal. On l'interrogea en la menaçant de la jeter en prison si elle ne disait pas tout ce qu’elle savait. On voulut savoir ce qui s’était passé, si Brosi avait effectivement porté des coups à sa femme. La jeune fille finit par dire que son maître Brosi et sa femme, ne s'étaient jamais aussi bien entendus que ce jour-là, et qu’il ne l’avait brutalisée, ni en paroles ni en actes. Dans la soirée, son maître Brosi avait discuté avec un bourgeois de la ville, un certain Hans Schädlin sur le pas de la porte et elle-même était restée seule avec sa tante et le jeune enfant du couple. La femme de Brosi lui avait dit alors :
O wee, wie will mir werdenn… O malheur, qu’est-ce qu’il va advenir de moi!
Et elle lui dit qu’elle voulait se jeter par une fenêtre. La jeune fille effrayée courut chez son maître et appela aussitôt les voisins. Lorsque ceux-ci arrivèrent à l’étage dans la chambre la femme dit à son mari :
O Brosi, wie wille mir werden, ich gesich nit mehr… O Ambroise, qu'est-ce qui m'arrive, je ne vois plus rien...
Ce furent ses dernières paroles. Vers une heure, elle mourut, sans avoir prononcé une seule parole.
On interrogea la jeune servante sur ce qu’elle avait entendu de ce qui s’était dit sur le pas de la porte et qu’elle avait répété à la femme du cordier: elle n’a su donner que des réponses confuses.
On interrogea aussi Hans Schädlin sur la conversation qu'il avait eue avec Brosi : il ne put dire rien d’autre que ce qu’avait dit la petite bonne. On ne put trouver aucune autre information, ni chez les femmes qui avaient observé le corps de la défunte, ni auprès des voisins.
Le bailli décida de mettre sous séquestre tous les biens mobiliers et immobiliers de Brosi Schneider et d’en dresser l’inventaire. On lui fit prêter serment qu’il ne dissimulera ni n’aliénera aucun de ses biens et on lui demanda de remettre sa cassette et de son argenterie entre les mains du Magistrat.
Il était de notoriété publique que le dénommé Brosi Schneider était particulièrement violent et qu'il frappait régulièrement son épouse récemment décédée. Il avait porté des coups également à sa première épouse, au point que celle-ci aurait souvent répété et laissé entendre qu’elle savait qu'un jour il allait la battre à mort... Brosi était un vigneron de condition plutôt aisée mais il ne s'entendait avec personne et personne ne s'entendait avec lui.
Le 18 décembre, un mois après le début de l'affaire, le bailli, le prévôt et le conseil de Rouffach font parvenir à Jean, évêque de Strasbourg, un courrier dans lequel ils font part de leur difficulté à trouver une preuve de la culpabilité de Brosi Schneider et demandent à l’évêque de prendre une décision à son sujet:
effectivement, beaucoup d'indications accablent Brosi :
- la rumeur: mais la rumeur n'est pas suffisante pour déclencher une procédure
- son entourage dit de lui qu’il est un homme violent que tout le monde évite et que personne n’aime fréquenter
- à cause de son caractère et de son comportement il avait été interdit dans les tavernes et dans les auberges
- il est de notoriété publique qu'il frappait régulièrement sa femme, et qu'il avait également frappé sa première épouse décédée
- il y a aussi et surtout les paroles prononcées par son épouse quelque temps avant sa mort:
Wann ich diz huonn nit findt, so weiβ ich daβ mich mein Mann zue Todt schlahen würdt…
mais il n'y a pas le moindre élément de preuve, pas le moindre indice! Et c'est bien ce qui gêne l'évêque et son conseil!
Dans la réponse adressée par l'évêque à la demande des autorités locale, nous apprenons que Brosi avait été emprisonné et qu'il devait le rester jusqu'à ce que l'enquête découvre un indice suffisant qui permette l'ouverture d'une action en justice criminelle. Tout est donc prêt, le présumé coupable est en prison et ses biens sont sous séquestre, prêts pour la confiscation après l'exécution de Brosi.
Mais cette action en justice ne peut pas être mise en route, faute d'Indicia! Or, le code de procédure criminelle en usage, la Carolina, Constituo criminalis Carolina de Charles-Quint, ne permet d'amener l'accusé à l'aveu au moyen de la torture que lorsqu'il existe des indices graves de culpabilité: or ici, il n'y a que des présomptions, pas d'indices! Pas d'indices, pas de torture. Pas de torture, pas d'aveu. Pas d'aveu, pas de procès, et donc pas de confiscation des biens par le Fiscus de l'évêché...
article 22 de la Carolina de 1532:
De la seule question à employer sur l’indice d’un délit, à l’exclusion de tout autre jugement de punition criminelle.Il est aussi à observer, que personne ne doit être condamné enfin à une punition criminelle sur aucun indice, soupçon, signe ou suspicion, mais que l’on doit seulement y employer la question, lorsque l’indice sur la recherche que l’on aura faite, sera trouvé suffisante ; la condamnation finale à la peine criminelle ne pourra avoir lieu que dans le cas de la confession ou de la conviction, ainsi qu’on le trouvera clairement expliqué dans d’autres endroits de cette Ordonnance, mais non pas dans le cas de la suspicion ou des indices.
Cet article 22, s'il a sans doute sauvé des innocents, a souvent permis à des criminels d'échapper à la condamnation. C'est peut-être ce qui arrivera à Brosi...
la fin du courrier de l'évêque Jean:
- …jedoch, dieweil dannoch darab kein gewisse
- Indicia noch derenhalb weiter eigentliche
- Khundtschafft vorhannden, so ist unns
- nit zuwider sonnder hiermit unnser
- Bevelch, dass obgenannter Ambrosi nicht
- desto wieniger inn der albereit
- abgenommer Verstrickung fürtter bis uf
- unnsern weitern Bescheidt gelassen, wo
- ferner er ann sollchem Thodt inn etwas
- schuldig, es werde mit der Zeit durch
- I(h)nen oder Andere selbst wol an Tag
- gebracht unnd unverhalten bleiben, wie
- Ir dann auch nit underlassen sollen,
- dieweil das Mädlin inn seiner Aussag
- fast suspect dasselbig irgenndt abermalen
- mit allem Ernst und
- Betrauwungen zuebefragen, ob es
- uff einer Meinung und Aussag verharret
- oder dar inn zweÿffelhafft ist,
- annhörenn und do Ir einiche corruption
- unnd Information vermerckhenn
- hieher berichten.
- Des aber mehrernannt Ambrosius
- weillundt dieser Frauwen habennt
- Kündt unnd zue Hattstatt verhÿroter
- Stieffdochter Freündschafft begerte
- Theillung ihres müetterlichen Erbs
- betrifft, ist unns auch nit zuwider
- allsvil denselben vonn Irenn
- müetterlichenn Erb gebürt, dass
- Innen solliches ordennlich unnd
- gleichwol mit Handt gebener
- Treuw unnser Ordnung nach, da
- selb Spruch unnd Forderung hatte
- dass sie deshalb für Eüch, unnsern
- Schuldtheiss und Rath, Recht
- nehmen und geben, geben und
- nehmen wöllen, abgetheilt unnd gevolgt
- was aber dem Vatter Ambrosie zue getheilt,
- soll gleichfalls inn voriger
- Verstrickung bleiben unnd haben Eüch
- sollichs zue fernerer Nachrichtung unnd
- begertem Bescheidt hinwider gnedig
- nit verhalten wöllen.
- Geben Zabern am 24 decembris Anno 1676.
On n’en saura donc pas plus, pour l’instant…
Il est probable que des indices, les "fonctionnaires" habituellement si zélés de la Régence à Rouffach, le receveur bailliager et le greffier du baillage, (Ambtsshaffner et Amtschreiber) sauront en trouver: il ne doit pas être bien difficile de faire avouer à une jeune servante de 13 ans ce qu’on voudra entendre, et à ce moment-là, la machine judiciaire pourra se mettre en route, avec au bout, la potence, l’échafaud ou le bûcher...
Quant à la famille de la première épouse de Brosi, qui avait une fille mariée à Hattstatt, elle ne perd pas de temps et n'attend pas le procès et l'exécution pour exiger que lui soient restitués sa part d'héritage, les biens devant revenir à l'épouse après le décès de l'époux...
A noter que dans tous les documents d'archive relatifs à cette affaire, n'apparait jamais le nom de la femme de Brosi Schneider. C'est très fréquent, j'ai rencontré plusieurs fois cette situation dans les compte-rendu de procès de sorcellerie: comme si l'épouse n'avait pas d'identité, si elle n'existait que par son mari...
Et la poule ? Où a-t-elle bien pu passer ? Voilà une piste que les enquêteurs ont négligée …
?
Gérard MICHEL juillet 2018
P.S. La "Carolina" de 1779 se trouve en p.d.f. sur: https://fr.wikisource.org/wiki/La_Caroline_de_1779