Le document que propose cet article est une supplique adressée par l’ensemble des très obéissants et très soumis sujets de l’Obermundat à son altesse sérénissime l’évêque de Strasbourg, leur Seigneur et Prince.
Le document n’est pas daté, comme la plupart des suppliques. Mais la graphie, certaines tournures et les situations évoquées permettent de préciser les circonstances et le moment de sa rédaction: il date vraisemblablement des années qui ont suivi les traités de Münster en Westphalie de 1648 et des événements douloureux qu’a connu la ville en 1674 et 1675
De quoi s’agit-il ?
La population de la Ville implore leur Seigneur pour qu'il leur vienne en aide en allégeant les charges qui s’accroissent de jour en jour et qui leur sont devenues insupportables. Il s'agit donc de convaincre et dans le cas présent d'émouvoir, de susciter de la pitié...
D’autres requêtes sur les mêmes sujets sont conservées aux archives de Rouffach, j’ai choisi celle-ci, malgré les difficultés qu’elle présente par le vocabulaire et la syntaxe parfois inutilement compliquée et parfois obscure. La traduction n’a pas été aisée, et celle que je propose ici n’est pas définitive, il reste encore des lacunes importantes que les lecteurs pourront peut-être aider à combler…
La titulature de la requête est ici relativement simple : on écrit à son prince et seigneur et on souhaite qu’il agrée une demande, il faut donc s’adresser à lui en utilisant les prédicats qui conviennent à son rang:
„ Hochwürdigster, durchlaüchtigster und hochgebohrner gnädigster Fürst und Herr “
… révérendissime, sérénissime, de haute naissance, très gracieux Prince et Seigneur …
Dans le texte figure plusieurs fois l’abréviation : E. hochfürstl. Dhtl. Pour Eure hochfürstliche Durchlaucht, votre altesse sérénissime…
Pour convaincre encore plus son interlocuteur de sa grandeur, le mieux est de forcer la perspective en lui faisant mesurer notre petitesse : pour se désigner eux-mêmes, les signataires de la supplique utilisent à sept reprises le substantif unterthanen, le sujet du prince, humble, soumis et servile… Et huit fois l’adjectif arme : arme nothleidende Unterthanen, arme Leüthe, arme Unterthanen, arme Burger…
L’utilisation du latin est courante dans les courriers de cette époque : le lecteur remarquera dans les photos du document que le scribe change de « police » de caractères dès qu’il écrit un mot latin et passe de la graphie gothique à la graphie latine !
La supplique est signée par l’ensemble des « Unterthanen » de l’Obermundat, une communauté humble, soumise et obéissante ; habituellement les missives adressées à l’évêque sont signées du Schultheiss et des conseillers du Magistrat. Ici on a voulu rester humble.
La supplique détaille en quatre paragraphes les charges qui pèsent sur les épaules de suppliants :
Le premier paragraphe concerne celles, exorbitantes, que représentent les charges de guerre, Reÿss, Lands und Kriegs Cösten qui les accablent. Ces charges auraient représenté en une seule année plusieurs milliers de livres. Sans oublier les quartiers d’hiver, les bivouacs et la conscription (? Recruitten) Pendant la trêve hivernale, les quartiers d’hiver, ce sont les villes qui prennent en charge les besoins des soldats : elles leur fournissent le logement, le plus souvent chez l’habitant, la nourriture pour les hommes et les chevaux, ainsi qu’une partie, voire la totalité de la solde des hommes de troupe et de leurs officiers.
Ces quartiers d’hiver sont une épreuve supplémentaire pour les habitants de villes qui s’ajoute aux vols, pillages des récoltes, dévastation des cultures au moment des passages de troupe qui circulent dans toute l’Alsace.[1]
Le second paragraphe détaille les droits et privilèges qui leur ont été retirés [2] et les nouvelles charges qui leur ont été imposées, comme le Haarpfund Zoll, une taxe sur le transport bétail, qui les contraint à se comporter comme les juifs infidèles. (?)
" Sans compter le commerce du sel et des métaux sur lesquels les amodiateurs font le plus grand et le meilleur profit alors que les villes et villages sont laissés pour compte. Les malheureux sujets de l’Obermundat doivent accepter que le setier de […] qui valait il y a peu d’années deux livres et 3 batzen a été adjugée, il a trois quarts d’an, à 12 batzen et la livre fixée aujourd’hui 15 deniers au lieu de 12.
De plus, il est difficile pour les pauvres sujets et bourgeois de la ville de Rouffach de supporter qu'un grand nombre de personnes privilégiées, die Gefreÿte refusent, alors qu’elles jouissent de près du tiers des terres du ban, de leur libérer des terres […] et qu’ils leur fassent supporter toutes les charges par ces temps et ces cantonnements particulièrement éprouvants.
Enfin ce n’est pas une moindre charge que, alors qu'ils supportent les quartiers d’hiver et ceux d’été, die militarische Execution soit pratiquée quotidiennement à l’encontre les bourgeois et qu’il est impossible que les pauvres sujets puissent supporter cette pression plus longtemps.
(je n’ai pas trouvé le sens de militarische exécution : dans un ouvrage de 1784, Sistem der bürgerlichen Rechtslehre de Fr. Aloys Tiller, cette expression semble désigner un Zwangsmittel, un moyen de pression, au même titre que Pfandung (la saisie) et Abschatzung (taxations abusives et forcées, taxes, impôts, amendes).
Vos très obéissants et très fidèles sujets de l‘Obermundat adressent à votre Altesse sérénissime leur prière et la supplient de bien vouloir venir en aide à ces malheureux affligés en maintenant leurs anciens droits et privilèges. Qu’elle ne permette pas qu’ils soient chassés de leur maison, avec leurs épouses et leurs enfants et jetés dans la plus extrême indigence comme d’autres, riches ou pauvres, qui ont été contraints de chercher leur salut en d’autres lieux […]
Que votre Altesse sérénissime veuille nous considérer avec un regard charitable et ne pas permettre que nous soyons chassés.
Nous prions Dieu tout puissant pour qu’il conserve à son Altesse une bonne santé du corps et ( qu’il bénisse du haut du ciel ses conseils et ses actions pour que nous, pauvres opprimés, puissions en ressentir les réels profits…. ) "
Cette supplique sera-t-elle suivie d’effets ? Il semblerait que non : un siècle plus tard, en 1794 Nicolas Chamfort rapporte dans ses Caractères et anecdotes, les propos d’un de ses contemporains, parlant du peuple français :
« un peuple serf, corvéable, taillable à merci et miséricorde » ...
Notes:
[1] Notre texte date vraisemblablement des années qui ont suivi les traités de Münster en Westphalie de 1648 et des événements douloureux qu’a connu la ville en 1674 et 1675. En novembre 1674, le prince électeur de Brandebourg envahit Rouffach avec une armée de 2000 hommes et y établit ses quartiers ; les bourgeois de Rouffach durent leur assurer la nourriture et le vin, ils ont affamé la population et ne sont partis qu’après cinq semaines. En janvier 1675, 400 dragons prennent Rouffach et s’y installent pendant six jours. L’hiver 76/77, une compagnie de cavaliers et de quatre compagnies de fantassins de l’armée de Condé s’installe à Rouffach, pour une durée de 180 jours.
[2] En 1663, l’évêque cède ses territoires d’Alsace au roi de France et Rouffach, ainsi que le Haut-Mundat, devinrent français. Une ordonnance du 9 août 1680 établit publiquement la souveraineté de la couronne de France sur les territoires de l’évêque de Strasbourg et en septembre 1682 l’évêque Wilhelm Egon de Furstenberg reçoit par lettres du roi la confirmation de ses anciens droits :
Mais, par ces mêmes lettres patentes, la ville de Rouffach sera dépouillée des droits et des privilèges dont elle avait joui depuis des siècles : il s’en suivit une succession de querelles et de procès qui seront plaidés devant le Conseil souverain d’Alsace et dans lesquels Rouffach se référait aux anciens documents conservés dans ses archives et qui faisaient état des usages et des coutumes qui avaient prévalu jusqu’à présent. Presque tous ces procès furent jugés en détriment de la ville et de la bourgeoisie.
Transcription du texte original:
A.M.R. CC 69
Hochwürdigster, durchlaüchtigster und hochgebohrner gnädigster Fürst und Herr
Das E. hochfrstl. Dhlt. von uns armen noth-
leidenden Unterthanen des Obern Mundats
mit gegenwertiger unterthänigen Clagd und
Bittschrifft importunirt werden müessen möch-
ten wir gern entübrigt [1] sein. Dieweilen aber
die Pressuren von Tag zu Tag sich vermehren
wollen und wir arme Leüthe den großen Last
nicht mehr ertragen können, als wer-
den wir verhoffentlich nicht zu verdenkhen [2] seÿn
wann beÿ E. hochfrstl. Dhlt. wir mit etlichen
gravaminibus supplicando einkomen und deroselben un
-seren betrüebten Zustand, mit folgenden Umb
-ständen in etwas beschreiben.
Vorderist, werden uns unerschwingliche [3] Reÿss,
Lands und Kriegs Cösten, oder wie sie sonsten
Nahmen haben mögen, aufgebürdet [4], welche
in einem Jahr auff viel tausend Pfund kommen
seind, ohne der erlittenen Winterquartieren, Nacht-
läger, Recruitten und dergleichen deren anietzo
zugeschweigen.
Darnach haben wir uns über alle Massen
darüber zu beschweren, dass uns die alte
Rechten und Gerechtigkeiten nach und nach
entzogen, entgegen newe Ufflagen auffge-
trungen und introducirt werden, also dass
wir wegen des Haarpfund Zolls [5] den unglau-
bigen [6] Juden gleich seÿn müessen: wobeÿ des
Eisen und Saltz Handels nicht zu vergessen,
davon die Admodiatores [7] den besten Nutzen
und Gewinn, dagegen die benachbarte Stätt
und Fleckhen das Nachsehen haben[8] und die
armen Unterthanen es geschehen lassen müessen
das wie sie vor wenig Jahren den Sester […]
2 liber 3 bz. an sich haben erhendlen können, er-
erst vor dreÿ viertel Jahren, selbiger umb
12 bz. gestaigert und das Pfund anstatt 12 d.
anietzo auff 15 d. gesetzt worden.
Nicht weniger komnt den armen Unterthanen
und Burgern der Statt Ruffach höchst be-
schwerlich vor, das viel gefreÿte Personen
daselbsten sich enthaltten, welche beÿ nahe den
dritten Theÿl des Banns genießen, von den
armen Leüthen und gepressten Unterthanen
solche nichts desto weniger zu den vorigen
gefreÿtten Güethern freÿ machen und uns
beÿ denen obberauss schweren Zeiten und Ein
quartierungen die unerträgliche Gelder
zu verstallen anhalten, da doch E. hochfrstl
dhlt allergnädigstem Befelch nach keine bür-
gerliche Güether freÿ seÿn sollen.
Endlichen ist auch dieses nicht ein geringes
Gravamen [9], dass beÿ denen noch immer anhaltenden
Sommer und Winter Quartieren, die militarische
Execution mit Carbiner und Gewehr, dem Burger-
lichen Herkommen zu wider täglich practicirt
wird, da doch den armen Unterthanen diesen
Last länger zu ertragen unmöglich fallt.
Belangt demnach an E. hochfrstl. Dhlt. unser
der gesambten obermundatischen gehorsambst-
und getreuesten Underthanen unser underthänigst
höchst flehentliches Bitten, die geruhen
solchem unordlichen betrüebten Wesen beÿ
Zeiten abzuhelffen unsere alten Rech-
ten und Gerechtigkeiten gndst zu mainteniren
und nicht zu gestatten dass wir mit Weib
und Kindt von Hauss vertrieben und noch in
die eüßerste Armuth gesetzt werden, wie bereits
etlichen begegnet da ohne unterscheid reiche,
mittelmässige und arme Burger ihr Heÿl an-
anderswo zu suchen, und sich nider zu lassen
genötiget worden, darunter nur ein mittel
mässiger burger der Obernmundat viel als
ein gantzer Fleckhen oder Dorff in das kö-
nigs Territorio und Landen hat leÿden müessen.
E.hochfrstl. Dhlt. wollen uns mit gnädigen
barmhertzigen Augen ansehen und nicht ge-
schehen lassen, dass wir über Hals und Kopf
geiagt werden. Der Allerhöchste im
Himmel den wir für E. hfrstl. Dhlt. lang
gefrieste Leibes Gesundheit zu erbitten uns
angelegen seÿn lassen werden, wolle dero
selben Consilia und Actiones von oben he-
rab der Gestaltten segnen und benedeÿen,
dass wir bedrangte arme Leüthe deren
würcklichen Genuss empfinden mögen
Euer hochfrstl. Dhlt
Underthänigst gehorsambste
gesambte Unterthanen
des Obern Mundats
[1] Entübrigen : befreien, entbehren, entledigen, erübrigen, überheben se passer de…
[2] .
[3] unerschwinglich : inabordable, hors de prix, exorbitant, excessif
[4] aufebürdet : accablé d’un fardeau, chargé de
[5] Haarzoll : droit de douane, taxe sur le bétail, pour les bêtes vendues
[6] Ungläubiger : infidèle, incroyant,
[7] Admodiateur : L'amodiateur (parfois nommé « admodiateur ») était, sous l'Ancien Régime celui qui donnait une terre en location (« à ferme »), moyennant une prestation périodique, généralement en nature (céréales, etc. )
[8] Das Nachsehen haben : ne plus avoir que des miettes, être laissé pour compte, être dupé
[9] Gravamen : spätlateinisch gravamen = Beschwerlichkeit, bedrückende Last, zu lateinisch gravare, gravierend
Gérard Michel
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