Contrepoids de pressoir (chevet de l'église de Rouffach)
Marc GRODWOHL:
LES TROTTSTEIN, VESTIGES DE PRESSOIRS À VIN ET À HUILE
Première partie ...
Depuis quelques années je prends note, au hasard de mes déplacements, des « trottstein » que je rencontre de plus en plus souvent depuis que j’y prête attention.
La forme est en effet facilement reconnaissable. Ce sont des pierres taillées en cône tronqué, hautes le plus souvent de 75 cm à 100 cm, le diamètre à la base autour de 130 cm. Deux, parfois quatre, entailles en queue d’aronde sont pratiquées sur le pourtour tandis qu’un orifice vertical y est ménagé. La fonction de ces objets est connue : ce sont des pierres contrepoids de pressoir à arbre (Trott = pressoir en Alsace, dans la région du lac de Constance). Les dénominations pressoir « à levier », « à balancier », « à arbre » sont considérées ici comme équivalentes, la dernière citée étant la plus proche du terme dialectal Oberbaumtrotte.,
Ces pressoirs comportent à un bout un double montant sur lequel vient se loger et reposer l’extrémité d’un massif levier ou balancier long de huit à dix mètres en général. L’autre extrémité du balancier, appuyée sur une traverse reliant un doublemontant, est actionnée de bas en haut par une vis sans fin, arrimée à la pierre-contrepoids, le trottstein, Le mouvement est donné par la rotation de la vis, à l’aide de manches fichés au bas de la vis ou d’un volant à poignées. La première étape est l’élévation du levier au plus haut de la course de la vis. Lorsqu’on le fait descendre, le levier pèse sur une pile de poutrelles qui pressent le raisin dans la maie. L’opération est répétée plusieurs fois avec pour chaque presse un empilement plus important de poutrelles.
Figure 1. Pressoir à arbre de la région du lac de Constance (abbaye Saint-Georges à Stein am Rhein. Il diffère des pressoirs alsaciens par le système de contrepoids, ici deux pierres sur un chassis en bois
Figure 3.Ci-dessus: le pressoir Muré aujourd’hui à Rouffach et auparavant à Westhalten, seul pressoir vinicole à arbre conservé en Alsace. Relevé de Raymond Giraud, Gueberschwihr, 1998. Contrepoids « trottstein » et vis actionnée manuellement à l’aide de poignées
à droite: fixation de la vis sur la pierre d’ancrage (F.Guthmann)
En usage dès l’Antiquité, ces pressoirs se présentent avec quelques variantes dans la plupart des régions européennes de vignoble. Leur amplitude chronologique n’est cependant pas la même. Dans le Marktgräflerland voisin, ils sont toujours en fonction au XIXe s. et au-delà. Celui bien conservé in situ de Staufen est daté 1738; un des plus anciens portant date (1578) est visible non loin de là à Grünern. La principale différence d’avec les pressoirs alsaciens est le système d’ancrage de la pierre-contrepoids, ici en deux parties reliées par une traverse en bois dans lequel tourne la vis. Ailleurs (région du Lac de Constance) la vis est fixée dans un bâti de poutres au sol, sur lesquelles sont empilés des blocs de pierre.
Figures 4-5-6. Contrepoids de pressoir dans le Marktgräflerland. 4 Staufen 1738. 5-6 Grünern 1578
En Alsace on ne connaît qu’un seul exemplaire conservé d’un tel pressoir à balancier ou levier, provenant de Westhalten et conservé au domaine Muré, Clos Saint-Landelin à Rouffach.
Figure 7. Remploi de Trottstein comme pierres de fondations d’angle de maisons ou porches. 7A Eguisheim 1603. 7B Gueberschwihr 1604. 7C Soultzmatt. 7D Soultz (deux trottstein d’angle pour la même façade). 7E Turckheim. 7F Niedermorschwihr
En revanche nous avons, sans prétendre à l’exhaustivité, recensé plus de 70 occurrences de vestiges matériels (contrepoids) ou mentions avérées dans les textes et la toponymie.
Romain Siry et Pierre-Paul Zink ont inventorié 8 trottstein à Pfaffenheim, dont 5 remployés en pierres de fondation de maisons. François-Xavier Hartmann, dans une notice inédite, a dénombré dix-sept trottstein à Rouffach et quatorze à Gueberschwihr (sept selon Raymond Giraud). Dans cette dernière localité nous n’en avons localisé que quatre, l’un formant socle de croix de chemin au domaine Ernest Burn (Clos Saint-Imier). Deux autres sont déplacés et le dernier est remployé comme pierre de base et chasse-roue d’un jambage de porte daté 1604. Cette date est proche, et ce n’est pas un hasard, de cas similaires à Guebwiller (1602) et Eguisheim (1603); s’ajoutent à ces trois cas datés, 11 cas de trottstein remployés en pierres de fondation (sur un total de 48 pierres connues) de maisons de la fin du XVIe s. au début du XVIIe s. On peut en conclure que ce genre de pressoir n’est plus guère en usage en Alsace au-delà du début du XVIIe s. alors que dans le même temps on continue à en construire de monumentaux sur l’autre rive du Rhin.
Figure 8.A Remploi d’un trottstein comme pierre de fondation d’angle d’une maison fin XVIe s.-début XVIIe s. à Pfaffenheim, faisant comme d’autres fonction de chasse-roue. 8.B pierre de fondation d’angle de l’hôtel de ville de Dambach-la-Ville (1547)
Néanmoins son déclin s’est amorcé plus tôt. Déjà en 1550 un « vieux trottstein » est réutilisé comme pierre-borne à Uffholtz, et un angle de l’hôtel de ville de Dambach-la-Ville (1547) repose sur un contrepoids de pressoir à levier. Une charge symbolique s’attache à ces pierres, probablement en relation avec l’allégorie du pressoir mystique. Nous avons relevé, à partir de 1550 puis 1595, 1627, treize occurrences de remploi des trottstein comme pierres-bornes de séparation des bans : on connaît le caractère sacré de ces dernières.
Des croyances sont attachées à certaines d’entre elles. Sous un trottstein-borne de l’Ochsenfeld de Cernay réside l’empereur Frédéric Barberousse, toujours vivant. En y accolant l’oreille, on peut entendre sa barbe pousser ! Toujours à Cernay, le trottstein nommé Bibalastein renvoie probablement à un rituel magique de fertilité ( ?).
Les trottstein peuvent également remplir la fonction d’estrades pour l’appariteur prononçant des sentences ou ordonnances publiques, comme c’est attesté pour Magstatt-le-Bas et Rouffach, ce dernier en 1581. Enfin, on les rencontre assez souvent comme socles de croix de chemin par exemple à Guebwiller, Westhalten, Orschwihr, Roderen), Dambach-la-Ville. Tous ces indices vont dans le sens d’une valeur et d’une attention particulières prêtées à ces pierres lorsque les encombrants pressoirs à levier furent remplacés par des pressoirs à vis centrale, occupant deux fois moins de place et présentant peut-être d’autres avantages.
Etonnamment, ce genre de pressoir et le vestige qu’il laissait n’étaient pas bien connus des érudits au XXe s. La «Revue d’Alsace » en 1925-1927 accueillit, dans une sorte de « courrier des lecteurs » des contributions relatives aux trottstein. Selon le pourtant très savant Auguste Scherlen, ces pierres étaient des bornes banales. Le Guebwillerois Charles Wetterwald y reconnaît quant à lui des éléments de pressoir mais écrit « il m’a été impossible de trouver l’explication du fonctionnement des pressoirs de ce genre ». Un autre correspondant, « J.J. » (nous ne savons à qui correspondent ces initiales) nous met en garde : « il faut accueillir avec la plus grande réserve l’étrange explication donné par Menges et Stehle (Deutsches Wörterbuch für Elsässer, v. Treten) qui fait du trottstein la pierre sur laquelle monte le crieur public du village ».
On n’est jamais trop prudent, mais cet auteur se trompe : on a vu plus haut des occurrences d’emploi du trottstein comme estrade de proclamations officielles. Plus loin, D.Irion décrit correctement les pressoirs à huile en fonction « avec leur trottstein ».
Figure 9 ci-dessus: Grand trottstein socle d’un calvaire au pied du vignoble de Guebwiller, lithographie de Engelmann, 1824
Ci-dessous fig. 10. 10A croix du Steinstuck à Westhalten. 10B Croix créée par Francis Burn sur un trottstein déplacé, Gueberschwihr
Ci-dessous: Figure 11 . 11A trottstein remployé comme socle d’une croix de Mission, cimetière de Roderen. 11B croix entre Orschwihr et Soultzmatt reposant sur un trottstein
L’usage contemporain le plus courant est la « décoration » des ronds-points (Uffholtz), espaces verts, bacs à fleurs. Le trou central facilite néanmoins l’adaptation des trottstein en fontaines/jets d’eau comme à Turckheim (Brunnstube du Roesselstein), dans le jardin de la chapelle Sainte-Marguerite à Epfig ou encore devant la tour des fripons à Ammerschwihr.
Enfin, les fouilles du jardin du presbytère à Châtenois, dirigées et publiées par Jacky Koch ont livré un trottstein à quatre entailles en contexte archéologique.
Figure 12 ci-dessus: 12A trottstein adapté en fontaine, jardin de la chapelle Sainte-Marguerite, Epfig. 12B Bac à fleurs à Itterswiller (cuvette d’origine auquel cas ce n’est pas un trottstein, ou retaille ?
12C trottstein curieusement débité en demi-rondelle, site de l’ancien four à chaux d’Orschwihr au pied du Bollenberg . 12D Socle de poteau retaillé dans un trottstein, Rouffach
Figure 13. Contrepoids de pressoir à arbre conservé in situ dans l’enceinte de l’église de Châtenois, (photographie DNA/Frank Delhomme, septembre 2014), XVe s.-1525, noter les quatre réservations pour les montants à mi-bois (rare)
PRESSES À HUILE
Figure 15. Pressoirs à vin ou à huile ? Ces deux trottstein sont en plaine, pas de mention ancienne d’un vignoble significatif.15A très beau trottstein en granite à Baldenheim. 15B à Battenheim.
La présence de trottstein en plaine, là où il n’y avait pas de vignoble impliquant des pressoirs aussi monumentaux, peut intriguer. Cependant les pressoirs à levier ne sont pas systématiquement à raisins. Les huileries en étaient également pourvues. Les trottstein repérés à Battenheim, à Baldenheim en sont peut-être issus.
Figure 16. Koetzingue. Huilerie disparue. L’arbre du pressoir est daté 1683. Le document ne permet pas de voir le contrepoids. Photographie du Musée alsacien de Strasbourg (1919)
Figure 17. Koetzingue. Huilerie disparue. La conche et meule (verticale) de conche. La roue dentée entraîne l’axe de la meule de conche et le râcloir, des pignons transmettant le mouvement à d’autres machines : le concasseur (?) visible en haut de la photographie précédente et l’hélice de brassage ( ?). Photographie du Musée alsacien de Strasbourg, 1919
L’huilerie de Madame Heinis à Koestlach (actionnée par un manège à cheval puis motorisation) a été transférée à l’écomusée vers 1986 et a fonctionné à nouveau jusqu’en 2006. Sa dernière utilisation in situ fut durant la seconde Guerre mondiale, où ces petites industries furent réveillées pour faire face à la pénurie.
L’huilerie de M. Spenlé à Stosswihr (roue à augets) travaillait encore à façon durant la décennie 1980. Elle nous a servi de référence pour la présentation de l’huilerie de Koestlach.
L’huilerie de Manspach a été restaurée à l’initiative de la commune, l’huilerie de Storckensohn par une association et est, sauf erreur, toujours en mesure de produire.
Le moulin à huile de Buethwiller, a été déplacé réinstallé et restauré à l’initiative d’un particulier et Christian Fuchs nous a signalé des vestiges significatifs à Eschentzwiller.
C’est à Hirtzfelden qu’est conservée, pour combien de temps encore ?, une installation complète.
Au centre se trouvent la conche (meule fixe horizontale) et la meule de conche (meule verticale) dont l’arbre de rotation est entraîné par une roue à dents actionnée par un manège à cheval, ce dernier tournant autour de la meule sur une bande en terre battue. Le profil soigné de l’axe de section hexagonale suggère une datation de cet élément bien antérieure au bâtiment.
Figure 18A en haut. Huilerie de Hirtzfelden, 2003. Conche et meule de conche
Figure 18B en bas à gauche. Huilerie de Hirtzfelden, 2003.
Adossé au mur nord se trouve le fourneau maçonné, intégrant un cuveau métallique équipé d’une hélice de brassage, où était chauffé le broyat de cerneaux de noix avant d’être pressé.
Figures 19. Hirtzfelden. La presse comporte deux éléments fixes. A une extrémité, la maie monoxyle (figure 19 B) reçoit le broyat chauffé, à l’autre une vis verticale arrimée au trottstein (figure 19 A). Elle est actionnée manuellement par une roue horizontale ou volant, pourvu de manches. Elle coulisse en bas dans une pierre d’ancrage tronconique, en haut dans un logement ménagé dans le plafond. La vis imprime à un arbre long de 10 m un mouvement vertical, permettant à son autre extrémité de presser le broyat. Nous avons constaté lors de notre visite en 2023 avec quelle facilité et légèreté on pouvait actionner le volant et soulever l’impressionnant arbre ou levier.
Le bâtiment contenant L’huilerie n’est pas dans son bâtiment d’origine. A une date indéterminée elle a été déplacée dans le bâtiment actuel, où il a été nécessaire de sectionner une sous-poutre du plafond pour loger l’arbre ou levier, trop haut.
Figure 20. Sous-poutre sectionnée pour dégager l’espace nécessaire au mouvement du levier (flèche) : le mécanisme est plus ancien mais se trouvait à l’origine dans un autre bâtiment
Avant de recevoir l’huilerie ce bâtiment était, selon nous, une importante bergerie en lien sans doute avec la famille Schmoll à laquelle nous avons consacré quelques pages ailleurs. L’huilerie a été installée dans le rez-de-chaussée de l’ancien logement, dont les fenêtres sur cour ont été murées. On peut faire un parallèle avec l’huilerie de Koestlach qui elle aussi était venue se loger dans une maison d’habitation désaffectée.
Figure 21. Hirtzfelden. Ancienne bergerie ( ?) dont la partie habitation (à droite) a été réoccupée en huilerie
L’HUILERIE DE KOESTLACH DÉPLACÉE À L’ÉCOMUSÉE
Figure 22. Construction de l’huilerie de l’écomusée (vers 1986)
L’huilerie de Koestlach a été réinstallée au rez-de-chaussée du grenier à grains du château de Hirtzbach. Les travaux ayant eu lieu après l’ouverture du musée au public, et occasionnant une gêne pour ce dernier nous étions assez pressés et devions réaliser simultanément le gros œuvre, charpente, remplissages et couverture, et l’installation des éléments mécaniques notamment la lourde conche. Cela explique pourquoi la charpente fut juchée sur des piliers en béton armé, laissant tout l’espace nécessaire au maniement des engins de levage.
Dans un premier temps, l’huilerie fonctionnait mécaniquement pour démonstration, mais n’était pas en mesure de produire. Au début des années 2000, Jean Bronner entreprit bénévolement une révision générale de l’installation, mise en état de fonctionner en grandeur réelle. Dès lors nous pûmes broyer, torréfier et presser du colza et montrer ainsi tout le processus de fabrication au public. Mission dont s’acquitta Frédéric Grodwohl pendant ses congés d’été.
Figure 23 . Jean Bronner à l’huilerie vers 2000
Bien entendu, la nouvelle direction de l’écomusée ne sut conserver ces acquis qui avaient exigé beaucoup de temps et de rigueur.
Figure 24 en haut: Première étape de production de l’huile de colza : broyage dans la conche.
Figure 25, en bas à gauche : deuxième étape. Chauffage du broyat malaxé par une hélice dans une forme circulaire sur le fourneau. A droite : troisième étape, préparation du broyat avant passage dans la presse hydraulique
Figure 26. 26A quatrième étape : extraction de l’huile dans la presse hydraulique
26B.Cinquième et dernière étape, après extraction de l’huile obtention d’un tourteau de colza (pour l’alimentation du bétail)
Figure 27, en bas à droite Et avant les presses hydrauliques ? Nous avons vu que les pressoirs à levier remplissent cette fonction. A Staufen, voici une très belle presse datée 1832, fonctionnant à l’instar d’un cabestan, hélas en perdition dans cette ville pourtant si attentive au patrimoine
CONCLUSION
N’étant pas historien du vignoble, je me garderai bien de toute conclusion à prétention générale et me limiterai à mes deux centres d’intérêt : en premier, la relation entre les techniques de pressurage et l’évolution de l’organisation des maisons, du milieu du XVIe s. au début du siècle suivant. Deuxièmement mes recherches sur l’archéologie du paysage, dans le piémont entre Orschwihr et Hattstatt, m’ont confronté à des toponymes ou mentions anciennes formées à partir de Trott- (pressoir), désignant souvent l’élément de pressoir, le contrepoids ou trottstein, mais aussi un lieu, par exemple Trottacker.
Concernant le premier point, le trottstein est un jalon chronologique en lui-même lorsque nous le rencontrons remployé comme angle de maison ou de porche, assurant la fonction de chasse-roue. Il est alors clair que ces trottstein proviennent des pressoirs à arbre qui se trouvaient dans les maisons avant leur reconstruction. Les dates de ces dernières sont éloquentes : 1602, 1603, 1604... A Gueberschwihr, nous avons établi que le premier tiers du XVII e s. est une période d’intense adaptation du bâti — du moins celui des vignerons les plus aisés ou entreprenants – à des besoins nouveaux : optimisation des parcelles bâties par une organisation rationnelle des fonctions d’habitation et d’exploitation, poussée des maisons en hauteur avec un étage de plus, etc. Les pressoirs à arbre avec leur emprise de 8 à 10 mètres de long étaient inadaptés à ce nouveau schéma ; d’autres raisons qui nous sont inconnues ont pu jouer en faveur de leur remplacement. Les pressoirs à vis centrale (Spindletrotte) étaient connus à Gueberschwihr bien auparavant, en 1580 (Barth p. 138) et certainement plus tôt encore : l’édition de 1518 de Petrus de Crescentius, Von den nutz der ding, en montre un en fonction à côté du vigneron foulant les grappes dans une cuve. Les deux systèmes, Baumtrotte et Spindeltrotte ont donc cohabité au plus tôt à partir de la fin du Moyen Âge, les seconds se diffusant bien plus rapidement que les premiers disparaissaient.
Figure 44. Foulage au pied des grappes dans une cuve et presse des raisins préalablement foulés (moût) dans un pressoir à vis centrale. 1518. Petrus de Crescentius, Von den nutz der ding
A Gueberschwihr, on parle suivant les témoins, de 7 à 14 trottstein visibles au siècle dernier, c’est beaucoup et évidemment trop pour être des vestiges de pressoirs dîmiers. On en sait trop peu sur la propriété foncière à Gueberschwihr au Moyen Âge pour poser quelque hypothèse que ce soit : équipement de propriétaire éminent tel que couvent, équipement de vigneron d’importance, pressoir communal ou banal ? Tous les cas de figure sont envisageables, et en même temps. Mais le temps aidant, il est à présent difficile de connaître le contexte d’où ces pierres ont été extraites.
Au passage, rappelons que le seul trottstein archéologiquement en place dans son site de fonctionnement initial est celui de Châtenois, fin XVe s. – début XVIe s.
Un texte de 1548 traduit et étudié par Georges Bischoff illustre magnifiquement le passage d’un type de pressoir à l’autre. L’auteur en est l’abbé Henri de Jestetten, qui a rédié un compte-rendu des travaux qu’il a personnellement dirigés pour restaurer l’abbaye de Honcourt (Val de Villé) alors en piteux état : «Item, j’ai trouvé deux vieux pressoirs à balancier que j’ai fait nettoyer mais ils ne m’ont pas été d’un grand secours lors de ma première vendange et ils prenaient trop de place, de sorte que lorsqu’il y a une grande récolte, on ne peut pas stocker le vin et sont sans intérêt, qu’on est obligé de porter le moût à travers deux caves, avec de nombreux ouvriers et à grands frais. Aussi, je les ai fait démonter et, à leur place, j’ai bâti une grande cave traversée de bout en bout par une solide tribune en planches, avec un porche en pierre permettant de faire passer les tonneaux et les cuveaux de la dîme dans le cloître, et j’ai fait installer deux puissants pressoirs plus compacts (klamtrotten) » (Bischoff 2011).
Voilà pour les pressoirs domestiques, ou intra muros, comme on voudra. Passons aux trottstein extra muros, isolés dans la campagne. On en trouve des mentions, fréquentes, comme pierres-bornes, dans des endroits où les probabilités qu’il y ait eu un vignoble sont faibles, par exemple l’Ochsenfeld de Cernay : on peut écarter dans ce cas l’hypothèse de vestiges de pressoirs de campagne. Dans le vignoble on rencontre fréquemment des trottstein comme socle de croix de chemin, ou de croix de mission dans un cimetière. Les monuments érigés sur ces trottstein sont récents, XVIIIe ou début XIXe s. et on ne peut établir si ces derniers ont été apportés là à cette fin, depuis le village, où s’ils se trouvaient dans les parages depuis un certain temps. Dans la toponymie rien ne suggère que l’on soit à l’emplacement de pressoirs de campagne.
En réalité, les mentions connues de trotthaus, de pressoir abrité dans un bâtiment en rase campagne, sont rares. Barth (p.136) signale deux trotthusz extra muros à Eckartswiller en 1384, et le toponyme Trottberg à Guebwiller, où selon cet auteur un pressoir couvert était expressément associé à une pièce de vigne. Mention similaire, également selon Barth, pour le même lieu en 1573, et à Buhl au XIVe s. Mais malheureusement pas l’ombre d’un trottstein conservé sur ces sites.
D’autres pressoirs de campagne pouvaient-ils être acheminés sur place avant les vendanges, puis démontés et remisés au village à la fin de ces dernières, comme l’assure Médard Barth ?
On ne l’imagine pas bien, s’agissant des pressoirs à levier les plus monumentaux. Pourtant, les occurrences de toponymes formés avec trott- sont nombreuses. Mais s’agit-il vraiment de pressoirs, ou plus simplement de lieux de foulage (il n’y a pas de nom spécifiques pour ces derniers) ? Dans cette hypothèse, on saisit aisément leur utilité : il est plus avantageux de transporter le moût en bottiche, que les grappes entières dont le volume est double avant foulage. La pratique du foulage sur le lieu de la vendange est bien attestée, par l’iconographie et plus encore les conflits sur le prélèvement de la dîme. Le transport du moût (en bottiches ou cuves) vers les pressoirs intramuros s’effectue en charrette lorsque les chemins le permettent. Mais pour Gueberschwihr, L. Zind (p.367) évoque le transport de raisins par ânes bâtés, la capacité du bât étant de 75 litres.
Le prélèvement de la dîme se fait en tel lieu dans des bottiches placées en bout de parcelle avant la vendange, en d’autres lieux après la presse. Ces deux pratiques se sont succédé à Pfaffenheim, où ce n’est qu’en 1514 que les décimateurs construisirent leur propre pressoir affecté à la dîme. Auparavant, ils prélevaient le jus dans les caves, après fermentation pouvons-nous supposer. Les pressoirs à arbre ne sont donc pas l’apanage de seigneurs fonciers ou décimateurs, et même ils peuvent s’en passer. Aussi, le rattachement des pressoirs à arbre à un groupe social donné ne coule pas de source.
La dimension symbolique chrétienne (le pressoir mystique) nous paraît bien étayée par le remploi de trottstein dans les monuments « juridiques » (bornes, estrades d’appariteurs), religieux (croix de chemin ou cimetière), et enfin mémoriels (angles de maisons).
Figure 46. Superbe scène de pressurage illustrant le mois de septembre, peinte entre 1516 et 1525 par Hans Wertinger, détail (Kunstmuseum Basel).
Figure 47. Modèle de pressoir à arbre publié en 1649, Architectura civilis, Johann Wilhelms
Franckfurt am Mayn 1649. Légende : « Ist ein Baumkelter / die werden etlicher Orten unden mit Zwingbaumen oder langen Schwellen oder Zangen wie mans nent / daß die Spindel die Schwellen und Druckbaum zusammen zeucht. Etlicher Orthen / da man die langen Schwellen oder Zwingbaum nicht braucht / werden Kasten von Holz gemacht / wie hie zusehen / mit Steinen außgefüllt / und an die Spindel gehenckt oder mit Quadarsteinen zusammen geklammert ». " Voici un pressoir à arbre dans certains lieux en bas avec ce que l’on nomme un étau, ou une longue sablière, ou une pince, qui solidarise la vis et l’arbre à presse. Dans certains lieux où l’on n’a pas besoin de l’étau ou de la longue sablière, on fait une caisse en bois que l’on remplit de pierres et suspend à la vis, ou celle-ci est assemblée à des pierres taillées."
SOURCES
BARTH, Médard, Der Rebbau des Elsass und die Abstzgebiete seiner Weine. Strasbourg, 1958.
BISCHOFF Georges. L'abbaye de Honcourt et ses archives à la fin du XVIe siècle : pour une archéologie de la mémoire , Annuaire de la Société d'Histoire du Val de Villé, 2011
BEVILACQUA Jean-Paul, Pressoirs à levier dîmiers et trottsteins dans la Communauté de Communes de Cernay et Environs, Bulletin de la Société d’Histoire et d’Archéologie de Cernay et Environs, n° 15, 2013.
GRODWOHL Marc. Le vigneron et l’architecte. L’habitat à Gueberschwihr XVe s.-XVIIe s.
Mémoires du Kuckuckstei. Bulletin n° 15, Automne 2024, 436 illustrations, 176 p.
GUTHMANN Frédéric. Découverte d’un Trottstein sur le chantier du Diaconat. Annuaire historique de la Ville de Mulhouse.1999
KOCH Jacky. De l’Antiquité à la Guerre des Rustauds de 1525 : genèse et évolution d’un site aristocratique. Rapport de synthèse 2008-2015. Archéologie Alsace, 2015, 69 p. en ligne
https://www.calameo.com/read/003725038499f5bab1d08
MANNE Perrine, L’iconographie du travail viticole en France et en Italie, du XIIe au XVe siècle, Le vigneron, la viticulture et la vinification, Presses universitaires du Midi, 1991, https://doi.org/10.4000/books.pumi.22857.
MICHEL Gérard, https://obermundat.org/personnages/246-un-proces-criminel-sur-la-place-du-marche-devant-le-neu-haus
OBERREINER C., Le Bibalastein, Bulletin du Musée historique de Mulhouse, 1939
OSTERTAG Aloyse, Deux curiosités à Wintzenheim, le contrepoids de pressoir, dr Trottstein, Annuaire Société d’histoire de Wintzenheim n° 6, 2002,
REVUE D’ALSACE 1926-1927, contributions de A. SCHERLEN, C. WETTERWALD, J.J., C. OBERREINER, D.IRION, H. EBERHARDT
SCHELCHER Raymond, Hirtzfelden à l’orée du Rotleibe. 448 p. Ed. Commune de Hirtzfelden. 2004, notices sur l’huilerie (p. 361-362) et sur la famille Jecker (p. 241-242)
SIRY Romain, ZINK Pierre Paul, Les contrepoids de pressoirs visibles à Pfaffenheim, Bulletin communal Juillet 2023, Pfaffenheim
ZIND Laurent. Gueberschwihr, Histoire de la commune et de la paroisse, 1989, 389 p.
POST SCRIPTUM
Georges Bischoff m’a raconté l’anecdote de cette dame de H. qui lui a montré un trottstein trouvé dans le sol de sa cave. Selon elle, il s’agissait d’un billot ayant servi à des décapitations. La preuve en était des coulées roussâtres sur la pierre, traces de sang – en réalité des traces de rouille! Et à Rouffach / Westhalten, les Suédois auraient écrasé leurs victimes dans le pressoir...
Marc Grodwohl
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