Les saints de glace ravagent le vignoble et les fruitiers du ban de Rouffach...
Quand la Saint-Urbain est passée, le vigneron est rassuré.
Saints Pancrace, Servais et Boniface apportent souvent la glace.
Mamert, Pancrace, Servais sont les trois saints de Glace, mais Saint-Urbain les tient tous dans sa main.
Les Saints Servais, Pancrace et Mamert : à eux trois, un petit hiver
En Alsace, comme en Allemagne, on attendait que la kalte Sophie, la froide Sophie, soit passée pour sortir les géraniums ou planter tomates, courgettes et potirons en pleine terre, de peur que les Issheiligi ne ruinent en une nuit tout espoir de récoltes. Ces Issheiligi, les saints de glace, Pànkràz, Servàzi, Bonifàz, Saint Pancrace, Servais et Boniface, ne laissaient place aux espoirs des jardiniers que passé le jour de leur fête, respectivement les 12, 13 et 14 mai, à moins qu’un gel tardif, le jour de la froide Sophie, fêtée le 15 mai, ait raison de la récolte !
Vor Bonifàz ken Sùmmer, noch d’r kàlt Sophie ken Froscht. Avant Boniface, pas d‘été, après la froide Sophie, plus de gelées !
Ces saints de glace sont une tradition qui remonte au Moyen-Âge. À cette époque, pas de tomates, courgettes ou potirons dans les potagers alsaciens, les paysans craignaient davantage pour leurs vignes et les arbres fruitiers. D’autant qu’avant le passage au calendrier grégorien en 1582, qui avait entraîné la suppression de 10 jours du calendrier, les saints de glace étaient fêtés entre le 21 et le 25 mai !
Je propose au lecteur une supplique conservée aux archives de Rouffach qui renvoie à un épisode de gel et de grêle qui anéantit la plus grande et meilleure partie du vignoble de Rouffach, également les arbres fruitiers, en particulier les noyers et la récolte de navette, dans la nuit du 16 au 17 mai 1736. Face à cette situation catastrophique et à la perte de revenus qu’elle engendrait, les bourgeois de Rouffach se trouvent dans l’incapacité de faire face aux impositions, calculées sur le pied des revenus des années précédentes. Ils se tournent vers leur bailli afin qu’il intervienne auprès de l’Intendant d’Alsace pour qu’il allège les impositions royales de l’année suivante…
J'ai respecté l'orthographe des documents d'origine. La graphie en était parfois peu ou pas lisible, [.] ce signe remplace les mots je n'ai pas réussi à déchiffrer...
22 juin 1736
À Monsieur
Monsieur Scheppellin, bailly du bailliage et Obermundat de Rouffach
Supplient humblement les Prévost, Magistrat et chef de Tribune de la dite ville de Rouffach, disant que par le grand froid qu’il a fait la nuit entre le seize au dix sept du mois de May dernier, la plus grande et meilleure partie du vignoble du ban de Rouffach a été tellement gelé que les suppliants [.] propriétaires des dites vignes ne peuvent espérer y faire vendange que dans trois ans, par rapport que les pieds de vignes y ont été gelés et que le même froid a non seulement causé des dommages dans le vignoble mais aux arbres fruitiers, navettes et herbes des prairies, de sorte qu’ils se voyent hors d’état
à pouvoir payer les impositions sur le pied des années précédentes, et [.] important aux suppliants de faire connaître ce tort à Monseigneur l’Intendant, il était nécessaire que le ban soit vu et visité par gens expers et désintéressés afin que sur leur rapport ils puissent se pourvoir [.] est le sujet pour quoy qu’ils ont l’honneur de vous présenter leur requête.
Ce considéré Monsieur [.] à l’exposé de la présente requête, il vous plaise nommer telles personnes que jugerez à propos pour faire la visite du dit ban de Rouffach pour que les suppliants, sur le rapport des dits experts qu’ils affirmeront véritable, puissent se pourvoir [.] aux fins d’avoir une diminution dans les impositions royales de l’année prochaine [.] les experts qu’il vous plaira nommer seront assignés par vous à tel jour qu’il conviendra pour faire le serment de bien et fidèlement procéder à ladite visite, aux offres que font les suppliants de les payer de leurs salaires et ferez bien.
Suit une réponse signée Scheppelin, qui désigne les experts
25 juin 1736
L’an mil sept cent trente-six, le vingt cinquième jour du mois de juin, huit heures du matin, par devant nous, Antoine Scheppelin, Bailli du Bailliage de Rouffach, sont comparus les sieurs Valentin FOUX, prévôt de Niderentzheim et Jean KAUFFMANN, bourguemaître de la Ville de Herrlisheim, en exécution de nostre décret du 22 du présent mois, lesquels ont fait le serment de bien et en leur âme et conscience visiter le ban du dit Rouffach, lequel par le grand froid qu’il a fait du seize au dix sept du mois de May dernier a esté gelé, et de nous en faire un rapport fidel.
Fait audit Rouffach les jour et an que dessus
Scheppellin Zaepffel greffier
À Monsieur
Monsieur Scheppellin, Grand Bailly de l’Obermundat et du Bailliage de Rouffach
Nous, soussignés expert nommés d’office pour voir et visiter le ban de Rouffach qui a été gelé de la nuit du seize au dix-sept du mois de May dernier, et après serment par nous fait suivant l’acte de prestation de ce jour d’huy date cy après, nous sommes transportés aux cantons qui nous ont été indiqués par les députés du Magistrat dudit Rouffach et après avoir bien examiné, avons estimé qu’il y avait le tiers du vignoble du dit ban gelé, et les meilleurs cantons propres à porter des raisins, de sorte que les propriétaires ne pourront espérer de faire qu’une demy vendange, que les cantons gelés sont tellement endommagés que dans deux ans au moins ils ne peuvent croire y faire vendange. Nous avons aussi observé de plus que dans ledit ban, les noyers et autres arbres fruitiers sont entièrement gelés et ne peuvent produire aucun fruit l’année prochaine. Plus que les herbes dans les preries ont été si fort endommagées par le froid dudit jour, qu’elles ne produiront que très peu de foings, et enfin, que les navettes du moyen ban ont été en partie gelées et en partie grêlées, de façon que les propriétaires n’en pourront retirer qu’environ le double de ce qu’ils ont semé.
De tout quoy nous avons dressé le présent rapport que nous certifions en nos âmes et conscience être véritable, en foy de quoi nous l’avons signé
Fait et visité ce jour d’huy vingt cinquième juin mil sept cent trente six
Valentin Fuchs Schultheiß
Johannes Kauffmann Burgermeister
Plaise à Monsieur Scheppelin Bailly susdit, taxer les journées des experts par lui d’office à la visite du ban dudit Rouffach et d’en ordonner le payement, et fera bien.
Réponse :
Avons taxé pour les experts à chacun 5 livres
Fait à Rouffach ce 25 juin 1736
Photo: Petra Wiegel dans https://weinbeobachter.com/
Le vin a maintes fois été souligné comme jouant un rôle primordial dans la société prémoderne. Il était d'abord une boisson et un aliment complet, remplaçant l'eau des puits souvent impropre à la consommation et vectrice de maladies. Le vin était également un médicament, utilisé comme remède contre les vers intestinaux, l'arthrite, la perte des cheveux, les fièvres, et même pour soigner les plaies…
Par ailleurs, le vin agissait comme un vecteur de cohésion sociale, favorisant le rapprochement et le dialogue. Il chassait la tristesse, apportait la joie, aiguisait l'esprit, rendait audacieux et éloignait la douleur et la fatigue, comme le souligne Isaac Israëli * dans De diaetis particularium, cité par Marilyn Nicoud dans Les médecins et le vin au Moyen Âge.
Pour le vigneron, le vin représentait aussi une richesse, une monnaie d'échange permettant d'acheter, de payer ou de spéculer, tout en demeurant un bien fragile soumis aux aléas climatiques, aux ravages causés par les troupes de passage…
Des aléas climatiques qui touchent également d’autres cultures comme le suggèrent les documents présentés ci-dessus :
- les noyers ont gelé : le noyer est très sensible aux gelées printanières dès son débourrement. Ses inflorescences sont fortement endommagées ou détruites dès que les températures sont inférieures à -1,5° ou – 2°C. On en consomme le fruit, on en extrait l’huile…
- les documents mentionnent la perte des navettes oléagineuses : elles furent beaucoup cultivées en France du XVème au XIXème siècle pour en extraire de l'huile puis fut supplantée par le Colza, issu d'un croisement entre le Chou et la Navette. C'est une plante fourragère et comestible dont on mange les feuilles, qui peut aussi servir de couvert ou d'engrais vert.
Voilà donc deux plantes oléagineuses perdues à la suite d’un épisode de gel tardif et de la grêle, à une époque où l’huile d’olive, de tournesol ou d’arachide n’existaient pas…
On imagine donc aisément l’appréhension de nos anciens, à l’arrivée des Issheiligi du mois de mai ! Aujourd’hui, dans nos calendriers, plus de Mamert, de Pancrace ou de Servais... Tous ont disparu. D’autres saints les remplacent, ils ont rejoint des saints guérisseurs, météorologues, retrouveurs-d'objets-perdus...
Mais chaque printemps, dans la tête et le cœur des anciens, ils ressuscitent …
l’abus d’alcool est dangereux pour la santé
G'sundheit !
* L’auteur des Diètes, un médecin judéo-arabe appelé Isaac Israeli en latin, est considéré comme l’un des représentants les plus importants de la médecine gréco-arabe qui s’est développée dans le monde islamique depuis le VIII ème siècle. Il naquit au milieu du IX e siècle en Égypte et est probablement décédé, autour de 932, à plus de cent ans, selon les sources
Gérard Michel
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