État des vins mis en cave par les aubergistes, gourmets jurés et valets de poêle au cours de l’année 1575. (A.M.R. HH 6)
L'histoire du vignoble et du vin de Rouffach est documentée grâce aux archives municipales de la Ville et aux archives départementales du Haut-Rhin à Colmar. Le vignoble et le vin constituent une part essentielle des activités et des revenus de la Ville, les A.M.R. sont particulièrement riches en documents conservés sur le sujet.
Je propose au lecteur la découverte d’un petit cahier qui dresse un état des vins mis en cave (eingelegt) par les aubergistes, les gourmets jurés (Weinsticher) et les valets des poêles (Stubenknecht) au cours des années 1575 à 1592 inclus (A.M.R. HH 6) et nous nous intéressons plus particulièrement aux vins mis en cave en 1575.
Au préalable un peu de vocabulaire :
- Weinsticher, que nous avons traduit par gourmet-juré ou courtier assermenté. Aucune vente ni achat de vin, aucun transport, ne peuvent se faire hors de sa présence : leur mission est de garantir à l’acheteur de vin la qualité des vins et de superviser les transactions en garantissant la meilleure vente autant au vendeur qu’à l’acheteur…C’est un office public important, le Weinsticher est élu par les conseillers du Magistrat et il prête serment, notamment d’impartialité, qui ne l’empêchera pas parfois de céder à des pratiques douteuses, lui-même étant souvent marchand de vin !
- Poêles et valets de poêle
- le poêle est le lieu de convivialité et de vie sociale, maison ou local, où se retrouvent les membres d’une corporation ou d’un regroupement de corporation (la tribu), pour régler les affaires liées au métier, mais également pour des moments de convivialité après le travail : cette maison comprend une grande pièce principale chauffée, lepoêle, où les membres se réunissent pour les assemblées et les fêtes et où les maîtres peuvent prendre leur repas. (Ce mot poêle désigne, dans toute maison une pièce chauffée, la Stube, pièce de vie où se retrouve la famille, les autres pièces non chauffées - dont la chambre à coucher - étant appelées Cammer). Ce poêle est souvent appelé Zunftstube et elle est gérée et entretenue par un Stubenknecht, le valet du poêle.
- La ville compte 4 grandes tribus regroupant les corporations : chacune porte le nom de l’enseigne de la maison qui les accueille : À l’Éléphant, À la Licorne, Au Lys et Au Chatelet…
Vins mis en cave en 1575 :
- Au poêle de la Tribu À la Licorne (zum Einhorn)
3 ½ Fuder de vin blanc
½ Fuder de vin rouge
- Au poêle du Magistrat
3 Fueder de vin blanc „vieux“ weissen fürnen Wein
5 Fueder de vin blanc „nouveau “ weissen newen Wein
30 Omen de vin rouge „vieux“ rothen fürnen Wein
3 Fueder de vin rouge „nouveau“ rothen newen Wein
9 Ohmen de Räpiß ( Räps)
- Au poêle de la tribu À l‘Éléphant
Item in weÿßen Wein 4 Fuder
Item in rottenn 1 Futer
Item Räppiβ 2 Ohmen
Item in weÿßen Wein 6 ½ Futer
Item in rottem Wein 2 Futer
Item Räppiβ 4 Ohmen
etc. suivent les caves de 10 autres débits de vin
- Parlons chiffres chiffres et notamment capacités…
- Fuder (le foudre) désigne une mesure de capacité pour de la paille ou gemähtes getreide, également pour du grain battu (ausgetroschenes getreide), du sel, de minerai, et surtout la plus grande capacité de liquide, du vin. Le foudre est l’unité de capacité équivalant à une vingtaine de mesures de vin (entre 20 et 26 Ohmenselon les endroits), soit entre 800 et 1 200 litres, ce qui correspond à la charge de vin que peut transporter un chariot à quatre roues, attelé à quatre à six chevaux. (source bnu.fr)
- Ohmen, qu’on a tenté de traduire par aime mais je préfère conserver ohmen, un mot que nos anciens de la vigne connaissent encore, tout comme ils ont conservé schatz, unité de superficie. L’ohmen désigne une mesure de capacité pour le vin et équivaut de 47 à 50 litres.
Ce document est intéressant à plus d’un titre :
- D’abord il nous donne la liste des débits de vin ouverts à Rouffach qui ont acheté et mis en cave du vin dans l’année, entre 1575 et 1597 : les poêles des corporations, tenus par leur valet de poêle, les Schildwirtschaften , auberges et cabarets signalés par une enseigne et tenus par leur patron qui peut être également Weinsticher, gourmet-juré. Ne figurent pas dans cette liste, les débits de vin « éphémères » Gassenwirtschaften, dont le tenancier ne peut servir que le vin de sa propre récolte et doit fermer son établissement une fois ses réserves épuisées.
Les enseignes sont particulièrement nombreuses à Rouffach: entre 1572 et 1618, j’ai compté 24 débits de vin à Rouffach : zur Blume à la fleur, zum Hanen au coq, zum Rettich au radis, zum Stiffel à la botte , zum Wildemann à l’homme sauvage, zum Hecht au brochet , zum Engel à l‘ange, zum Salmen au saumon, zum schwarzen Berg à la montagne noire, zum weißen Roßlin au cheval blanc, zum Hasen au lièvre, zum Hirzen au cerf, zum Rad à la roue, zum Schlissel à la clé… etc. ; auxquelles il faut ajouter celles des Zunftstuben, les poêles des corporations et la Rathsstube, le poêle des conseillers du Magistrat…
Il apparait donc qu’on buvait beaucoup et les occasions de boire étaient nombreuses : boire pour se désaltérer, boire pour célébrer une fête, boire pour s’enivrer et oublier, boire pour se soigner : à l’hôpital et à la léproserie, les malades disposaient d’une à deux mesures de vin par jour, la mesure valant 1,5 litres… Ces vins ne titraient pas ce que titrent les vins actuels, de 11 à 15 degrés, tout au plus de 6 et 8 degrés d’alcool. À ce sujet, Martin Luther écrivait en 1534 que l’ivrognerie était une plaie dans l’Allemagne d’alors… et en 1536 un édit de Français 1er fait de l’ivresse et de l’ivrognerie un crime !
Taxes et impôts sur le vin, sa vente et son transport
- Pourquoi ces états annuels de vin ? Le commerce du vin est étroitement surveillé et soumis notamment au paiement de l’Umgelt. À cette époque, le vin, considéré comme produit de première nécessité, constitue une source majeure de revenus pour la Ville, l’évêque et le Grand Chapitre.
Räppis, Räpis, Reps, une définition qui se cherche…
Il est important de noter la désignation des vins mis en cave : weissen, roten …blanc, rouge et Räppis, Räpis, Reps..
Ce dernier « vin » reste une énigme. Il figure dans les dictionnaires et la littérature sur le sujet, mais les définitions qu’on en donne sont contradictoires : pour certains auteurs, il s’agit de vin fait à partir des rafles. Pour d’autres, c’est du vin qui est versé sur des grappes entières dans un tonneau et remis en fermentation. Pour d’autres encore, « Rappes ist der Vorlauf bei der Kelterung, Beerwein, Vorlass », c’est à dire le moût qui coule au début de l’opération de pressage.
Les mêmes auteurs se contredisent d’un ouvrage à l’autre et même à l’intérieur du même ouvrage. Ainsi François-Jacques Himly, dans son Dictionnaire Ancien alsacien-français (1983) écrit :
- Reppis, Reps : vin cuit, muscaté et épicé, et un peu plus loin :
- Reppisvass, Repvass : tonneau contenant de la piquette, ce qui n’est évidemment pas très logique…
Nous avons retrouvé il y a peu de temps la « vraie » recette du Räppis dans un numéro de la Revue d’Alsace de 1897, sous la plume du Dr. H. Weisgerber. L’article, pages 282-285, est intitulé Le Reps, ou l’hypocras d’Alsace : un vin doux, aromatisé et poivré, soit avec du gingembre, du poivre ou des baies de genièvre. L’emploi de ces dernières était peu connu en France, mais en Alsace on en usait volontiers ; elles donnaient au vin un goût poivré, et une action plus ou moins diurétique, qui ne pouvait qu’être salutaire.
Le lecteur trouvera un article complet sur le sujet dans l’article Räppis, Räpis, Reps, une définition qui se cherche… mais une boisson à (re)découvrir... et à boire avec modération ! publié sur obermundat.org le 17 juin 2020.
Les vins ne sont pas désignés par leur cépage ou leur terroir d’origine : on offre du vin blanc, du vin rouge ou du reps ! pas d’autre choix ! Cependant, dans certains débits de boisson, notamment le poêle du Magistrat, uf der Rathstuben, le valet de poêle propose du vin blanc nouveau et du vin rouge nouveau, c’est-à-dire de l’année, et du vin blanc et du vin rouge vieux, c’est-à-dire de l’année précédente… Sans oublier le reps…
Ce dernier se trouve en moindre quantité que les autres vins, dans toutes les caves : moins produit, moins demandé, de moindre qualité, plus cher ? On constate également qu’on boit nettement moins de vin rouge que de vin blanc.
Vins « vieux »…
Vins « vieux », fürnen ou firnen Wein, ne signifie pas vins de garde, à longue conservation comme certains grands crus d’aujourd’hui. Les techniques de vinification de l’époque, les teneurs en sucre, en alcool, l’acidité et les conditions de conservation ne permettent qu’exceptionnellement de produire un autre vin que des « saure Weine » des vins surs, aigres … Même si on soutient, en Alsace, qu’un vin de nos vignobles peut vieillir et rester consommable après plus de 500 ans ! D’ailleurs, est-ce que le goût était, à cette époque, à de grands vins tels qu’ils sont appréciés aujourd’hui ?
Les conseillers du Magistrat, grands consommateurs de vin …
On note en passant que c’est le poêle du Magistrat, celui des conseillers élus de la Ville, qui a la cave la plus fournie : 11 futter et 39 ohmen ! Ce qui représente tout de même près de 13.000 litres, soit plus de 17.300 bouteilles-flûtes de 0,75 litres d’aujourd’hui ! Rappelons que les conseillers du Magistrat, avec le Schultheiss et le greffier n’étaient que 17 personnes pour leurs réunions… mais sans doute recevaient-ils beaucoup ! Il faut rappeler que, certaines semaines, ils étaient conviés à 4, 5, parfois 6 sessions, dimanches compris !
La viticulture, un écosystème économique et social, moteur d'emplois
Ce petit coup d'œil dans les archives de Rouffach et dans l’histoire de la viticulture à Rouffach nous a permis de découvrir l’importance du vin dans la vie quotidienne et l’activité économique de la cité. L'activité viticole, au-delà de la simple culture de la vigne, est créatrice de métiers et une source majeure d'emplois : du cep à la cruche ©, chaque étape de l'élaboration du vin et de sa commercialisation nécessitait une main-d'œuvre abondante et diversifiée.
Les seigneurs de l’Obermundat ont rapidement mis la main sur la production et le commerce du vin et mis en place une administration percevant impôts et taxes, comme l'Umgelt, créant elle-même une série d’offices assurant la perception, les contrôles, la surveillance....
La viticulture était donc bien plus que la simple culture de la vigne ; c'était un véritable écosystème économique et social qui nourrissait et faisait vivre de nombreuses familles, façonnant le paysage et l'identité des régions viticoles.
Gérard Michel
Cessieu juillet 2025
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