Une mère confiant son enfant à un "tour d'abandon." Au-dessus d'elle, une poignée pour actionner la clochette destinée à prévenir la sœur tourière... Gravure anonyme XIXème siècle.
Dans l’article Quelques compléments à l’histoire du prieuré du saint Esprit de Rouffach, le dernier paragraphe évoquait Marie Elisabeth, une petite orpheline confiée aux religieux de l’Ordre du Saint Esprit. A Rouffach, Marie Elisabeth, n’est pas un cas isolé d'enfant confié à la charité publique: les protocoles des sessions du conseil relèvent régulièrement des cas d’abandon d’enfants « exposés ».
Au XVIIIème siècle, l’abandon d’enfants était devenu un fait de société qui dépassera rapidement les possibilités d’accueil des maisons, incapables de rétribuer des nourrices compétentes. L'accueil et la prise en charge de ces délaissés aurait dû empêcher l’infanticide et l’avortement, mais eurent pour conséquence malheureuse la multiplication des abandons. Les structures d’accueil se trouvèrent dans l’incapacité d’absorber l’afflux des orphelins et, à la mortalité infantile des nouveau-nés, s’ajoutera celle des enfants recueillis…
Rouffach ne semble pas avoir disposé d’un tour d’abandon, cette sorte de boite rotative dans laquelle les mères laissaient de manière anonyme leur bébé qui était pris en charge, de l’autre côté du mur… L’enfant était déposé, simplement, emmaillotté, sur un banc ou sur le seuil d’une porte.
25 novembre 1791
Heut, den nehmlichen tag, ist vor uns erschienen H. Joseph Ackerman, thorwächter unter dem rheingraffenthor, welcher uns declariert dass ihme gestern zwischen sechs und siben uhren des abends, unter seiner thür, auff das bänklen, ein kleines Kind gelegt worden, welches er, so bald er das gesehen, in sein stublen getragen, und gleich herren doctor Wegbecher beruffen, um das selbe zu visitiren, welcher nach deme er bÿ ihme angelangt und selber visitiert, nichts beÿ ihme gefunden, als in einem amlet ein zedelen auff welchem geschriben anna maria und welches hier in margine annexiert; declariert auch ebenfalls, das dieses kind ohne blunder seye, und hat seine declaration unterschrieben.
Worauff wir verordnet, dass dieses Kind unwerzüglich solle in die pfarrkirch getragen werden und für sein geistliches und ewiges besorgen zu machen, und haben zugleich ordonniert dass dises Kind per … zu einer saigamme solle …. und dass der spittallschaffner diesem Kind solle das nöthige blunder anschaffen, haben auch zugleich gedeuten spittalschaffner chargiert sich um einer saigamme um zu sehen und dieselbe bis weitere orter zu bezahlen authorisiert, weillen aber unsere spittal nicht genugsame einkünfften solchen depense fortzufahren, so haben wir arrettiert dass unwerzüglich von gegenwärtigen solle eine expedition an das directorium district geschickt werden um darüber statuiren zu können
Geben auff dem rathhaus, den tag, monath und jahr wie obsteht
Anna-Maria...
Aujourd’hui s’est présenté à nous Joseph Ackerman, gardien de la Porte Rheingrafenthor, qui nous a déclaré que hier, entre six et sept heures du soir on a déposé, sous sa porte, sur le petit banc, un petit enfant qu’il a aussitôt porté à l’intérieur. Il a immédiatement prévenu le docteur Wegbecher afin qu’il examine l’enfant. Le docteur est venu, a examiné l’enfant et n’a rien trouvé d’autre sur lui qu’une Amlet sur laquelle était noté le prénom Anna Maria. Nous avons annexé cette Amlet en marge du présent document. Le docteur a également noté que l’enfant était sans vêtements, à la suite de quoi il a signé sa déclaration.
Nous avons donné des instructions pour que l’enfant soit porté sans délai à l’église paroissiale afin que l’on y prenne en charge son âme et de son salut éternel. De même, nous avons ordonné que cet enfant soit présenté à une nourrice et que l’économe de l’hôpital procure à l’enfant les vêtements nécessaires. Il devra également se charger de trouver une nourrice et de la rémunérer jusqu’à nouvel ordre. Mais comme notre hôpital ne dispose pas des revenus nécessaires pour assurer cette dépense, nous avons décidé de faire parvenir rapidement un courrier au directoire du district pour qu’il statue sur cette affaire.
Un petit garçon de plus de six semaines...
5 mars 1792
Heut dato, den fünfften mertz 1792, zwischen siben und acht uhren des abents erscheint vor uns Meyer und gemeinde procurator der statt Ruffach, H. Paul Ihler, lieutenant unter dem hochlöblichen regiment Bouillon, welcher uns declariert wie dass in diesem augenblick in dem hooff seines bruder Theobalt Ihler unten an der stiege ein kleines Kind in einem bettlein wohl eingebunden gelegt worden, auff welches wir uns gleich in gedeuten hoof begeben, in begleitung H. Wegbecher, Stattphisicus und Elisabetha Stibert geschworene hebamme, und da wir aldorten angelangt, trafen wir gedeutes Kind wie gesagt … befahlen demnach dasselbe in die stuben obgemelten Theobaldt Ihlers zu tragen um solches visitieren zu können und nachdeme gedeutes kind durch H. doctor und hebamme visitiert, war es ein Knäblein welches schon übersechs wochen alt sein kann und da wir annach die genauste untersuchung gemacht, fanden wir beÿ ihme nichts als ein amlet, welches wir auch eröffnet und nichts gefunden als die gewöhliche Reliquien, damit aber dieses Kind nicht aus ermanglung einiger narrung vernachlässiget werden könnte (?), haben wir […] dieses Kind durch gedeute hebamme zu einer saigamme zu tragen, welches auch also geschehen , und uns alsdann zurück gezogen; dessenwegen wir gegenwärtigen proceverbal auffgesezt um bedient zu werden wo nöthig und uns mit gemelten H. doctor und hebamm unterschrieben, den tag, monath und jahr wie obsteht
Aujourd’hui, le 5 mars 1792, entre sept et huit heures du soir, s’est présenté à nous, Maire et Procurateur de la Ville de Rouffach, Paul Ihler, lieutenant du régiment Bouillon qui a déclaré comment il y a peu de temps, un enfant soigneusement emmaillotté couché dans un petit lit, avait était déposé dans la cour de ferme de son frère Théobald Ihler sous l’escalier. Nou nous sommes rendus dans ladite cour, accompagnés du physicien de la Ville Wegbecher et de Elisabeth Stiebert, sage-femme jurée. Arrivés là-bas nous avons trouvé l’enfant que nous avons fait transporter dans la Stube de Theobald Ihler afin que Dr. Wegbecher et la sage-femme puissent l’examiner. Il s’agissait d’un garçon qui devait être déjà agé de 6 semaines. Un examen plus minutieux permit de découvrir qu’il ne portait rien d’autre sur lui qu’une Amlet, que nous avons ouverte et dans laquelle nous n’avons trouvé que les habituelles reliques.
Afin que cet enfant ne souffre pas de faim nous l’avons fait porter par la sage-femme à une nourrice, ce qui fut fait. A la suite de quoi nous nous sommes retirées et nous avons rédigé le présent procès-verbal pour valoir ce que de droit
6 mars 1792
Sitzung vom 6ten Mertz 1792
Nachdeme uns durch den […] procurator von dem proceverbal vom gestrigen tag communication gegeben worden, so haben wir verordnet dass dieses kind solle unwerzüglich in die Pfarrkirch getragen werden um für sein geistlich und ewiges besorget zu werden, gleichsamb ordonniert dass man dasselbe beÿ der saigamme weiter hin verköstlichen solle, haben demnach par provission den spittallschaffner authorisiert gedeutem kind pflegen zue machen, […] alles nöthige auszuzahlen und anzuschaffen weillen aber solche kösten auff die staatt fallen solle, so haben wir arretiert dass unverzüglich so wohl von gegenwärtigen arrêté als proceverbal vom gestrigen tag solle ein expedition den directorium des departements zugeschickt werden.
Geben auff dem rathhauss zu ruffach den tag, monath und jahr wie obsteht
Haben auch zugleich von solchem herren Dietrich pfarrer communication gegeben und beÿde geschworene hebbammen abgehört ob sie von solchem Kind kein erkanntnuss haben, welche uns geantwortet, nein.
Séance du lendemain 6 mars:
…. Nous avons ordonné que cet enfant soit porté sans délai à l’église paroissiale pour qu’on prenne soin de son âme et de son salut éternel. Nous avons également ordonné que la nourrice prenne soin de lui et nous avons autorisé l’économe de l’hôpital à fournir le nécessaire et à prendre en charge les frais de son entretien. Mais comme ces frais incombent à la Ville, nous avons ordonné que le procès-verbal dressé la veille soit transmis en urgence au directoire du département.
Donné à l’hôtel de Ville de Rouffach, le jour, mois et an marqué ci-dessus. Nous avons également donné communication de ce procès-verbal et demandé aux deux sage-femmes jurées si elles n’avaient pas eu connaissance de la naissance de cet enfant, à quoi elles ont répondu que non.
Quelques commentaires :
- Nous sommes en 1792 et les protocoles du Conseil de la ville sont encore rédigés en allemand. Un allemand qui ne met plus de majuscules au noms communs et qui utilise des mots français germanisés : authorisieren, proceverbal, communication geben, expedition, arrêté, declarieren, visitieren, ordonnieren, depense, arretieren, etc.
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Un peu de vocabulaire :
die Saigamme : (Säugamme) dans Grimm, Amme, welche fremde kinder säugt, nutrix, nutricula composé de saig (säugen : sucer, téter) et de Amme, la nourrice, la mère. On trouve ce radical également dans Hebamme, la sage-femme.
Amlet : Grimm semble ne pas connaître ce mot. Le second texte permet d’en deviner le sens : on a ouvert cet Amlet et on n’y a pas trouvé le prénom de l’enfant comme dans le premier texte, mais uniquement les reliques habituelles. On peut en conclure donc qu’il s’agit d’une petite pochette en tissu, que l’enfant porte sur sa poitrine et qui renferme quelques saintes reliques destinées à le protéger : un scapulaire, une…amulette.
die Stube : un mot intraduisible en français, sinon par le mot poêle qui désigne la pièce chauffée d'un logement ou d'une maison. Les autres pièces sont appelées Cammer (d'où le poêle d'une tribu ou d'une corporation, la pièce ou la salle, chaufffée, dans laquelle on se rassemble)
- Une fois l’enfant découvert et examiné par le médecin, physicien de la Ville, la première pensée va vers l’église : il faut s’occuper du salut de l’enfant. Beaucoup d’enfants meurent en bas-âge et il est important de les baptiser très rapidement. On les porte donc à l’église pour les présenter au curé. Nous sommes en 1792 et les harangues anticléricales des révolutionnaires ne semblent pas avoir éteint la crainte d’une éternité dans les flammes de l’enfer ! On va donc voir le curé pour que ces enfants soient baptisé au plus vite , même si c'est par un curé constitutionnel !
- Après, on s’occupe de le vêtir et surtout de le nourrir et pour cela on se met en quête d’une nourrice. Elles ne doivent pas être très nombreuses, sollicitées par leurs propres enfants, ou les enfants qu’on leur a confiés et dont la mère n’avait pas survécu à leur naissance, ou encore et surtout le nombre grandissant des enfants abandonnés. Le lait maternel est rare et bien souvent les nourrices allaitent plusieurs bébés. Ces nourrissons, souvent issus de la misère, nés d'une mère elle-même affaiblie, peut-être malade et mal nourrie, ont une espérance de vie courte et la malnutrition entraînera leur décès en peu de temps.
- Un autre souci est de savoir qui va payer ! On prendra soin du corps et de l’âme de cet enfant, mais à qui le confier et qui va supporter les frais ? La Ville ? L’hôpital ? Il n’est plus question de le déposer à l’hospice du Saint-Esprit dont cela avait pourtant été la vocation. C’est la Ville qui accueille l'enfant et le confie aux sages-femmes jurées et à une nourrice, mais se hâte d’en appeler aux instances supérieures pour qu'elles le prennent en charge dans les délais les plus courts...
- Qu’adviendra-t-il de ces enfants ? Enfants illégitimes, enfants non désirés, enfants de la misère, enfants sans nom dans une société qui exige un nom et la légitimité de la naissance pour y trouver une place ... un certain nombre survivra, sans doute, à la malnutrition, aux maladies et aux épidémies, aux mauvais traitements, mais beaucoup resteront des exclus...marqués par la honte de leur naissance...
Gérard Michel
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