Figure 1. 8-10 rue Rettig. Le bâtiment annexe en pan-de-bois, interposé entre la grande maison de 1573 et à droite le logis XIIIe s./XVe s.
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Le regretté Henri Bannwarth avait entrepris l’ambitieuse restauration de sa maison Renaissance à tourelle, 8-10 rue Rettig à Rouffach, l’une des plus fastueuses de son époque. La date 1573 figurant sur le porche sur la rue est vraisemblablement aussi celle de la construction du logis en pierre. Ce dernier est flanqué, côté rue, d’un bâtiment annexe constitué d’un étage en pan de bois au-dessus d’un porche charretier. Cette petite construction, pouvant dater elle-aussi de la deuxième moitié du XVIe s. ou du début du XVIIe s vient s’interposer entre le logis de 1573 et une maison plus ancienne attribuée au XIIIe s [i]. Sa toiture a également été rénovée par Henri Bannwarth. Il est envisageable que lors de ces travaux, les tuiles de ce bâtiment aient été remployées pour la couverture de l’annexe en pan de bois. Ces travaux n’étant pas très anciens (vers la fin des années 1970 ?) peut-être un lecteur d’Obermundat pourra-t-il nous aider à préciser ce point.
Pourquoi s’attarder sur la toiture du bâtiment en pan de bois ? Elle est composée de tuiles creuses, en demi-rond, accrochées en rangs verticaux au lattis par un crochet modelé, comme le sont les tuiles plates qui nous sont familières. Entre deux rangées de tuiles (dites « courantes ») il subsiste donc un joint, que l’on a étanchéifié en le recouvrant d’un boudin de mortier. Ce système qui paraît singulièrement inadapté à notre climat ne doit rien à la fantaisie d’Henri Bannwarth. Le vigneron-poète a manifestement reproduit un système qu’il avait préalablement observé en place.
Figure 2. Détail de la couverture du bâtiment annexe 8-10 rue Rettig, en tuiles creuses courantes et joint de mortier. Le recouvrement en tuiles courantes des rangs à gauche est techniquement inapproprié
Aujourd’hui, on, ne sait pas si ces toitures à tuiles creuses à simple recouvrement et joints de mortier étaient ainsi réalisées dès leur origine, ou s’il s’agit d’une adaptation tardive et à l’économie d’un système à double recouvrement. Dans cette mise en œuvre plus satisfaisante, mais aussi plus lourde et plus chère, une tuile creuse de dessus (dite « couvrante ») vient chevaucher les deux courantes. Cela évoque les toitures de tuiles canal, improprement appelées « romaines », qui sont le mode de couverture sur des toits à faible pente majoritaires au sud de la Loire, mais aussi en Lorraine et dans la vallée de la Saône. Dans le monde germanique et dans le nord de l’Europe en général, les toitures plus pentues exigent un accrochage par crochet modelé dans la masse, celui de la tuile courante se fixant sur la latte, celui de la tuile courante bloquant la tuile courante du dessus. Il y a donc deux modèles de tuiles, différant par la position du crochet.
Figure 3. Fritz Decker, couvreur (Dachdecker) à Nuremberg vers 1420, en train de sceller au mortier des tuiles creuses à crochet (Hausbücher der Nürnberger Zwölfbrüderstiftungen).
Celles mises en place ici sont exclusivement du modèle « tuile courante ». Henri Bannwarth a réalisé une rive quatre rangs avec un recouvrement par les mêmes tuiles. L’état actuel de la toiture montre que plusieurs ont glissé faute d’un crochet de blocage de la tuile supérieure.
Les toitures en tuiles creuses à double recouvrement, dont le principe est donné à comprendre par la figure 4, se généralisent à partir du XIIe s. Elles resteront le mode majoritaire de couverture jusqu’au tournant des XVe s. et XVIe s. Leur invention est souvent attribuée aux Cisterciens et la littérature les désigne fréquemment par le terme Klosterziegel, la tuile courante étant nommée Nonne et la tuile couvrante Mönch, le « moine » s’allongeant sur la « nonne ». Cette terminologie est moderne. En réalité ces tuiles apparaissent bien avant la création de l’ordre des Cisterciens, car on en trouve aux alentours de l’an Mil sur la cathédrale de Hildesheim. Pour autant la tuile plate était connue dans notre région depuis le XIIIe s. comme nous l’apprend la découverte récente d’un fossile de toit médiéval au couvent d’Unterlinden à Colmar, daté de 1288 [ii].
Figure 4. Principe de la couverture à double recouvrement par tuiles à crochet courantes et couvrantes, dessin de Gilbert Meyer (1983)
Il ne subsiste plus que de faibles vestiges de toitures à double recouvrement, sur deux tours des fortifications de Strasbourg (Ponts Couverts et tour Place de de l’Hôpital). Les vues du XIXe s. du chœur de l’église de Pfaffenheim montrent qu’il était ainsi couvert. Pour ma part, j’ai pu observer au cours des décennies 1970 et 1980 une vingtaine de toits partiellement couverts en tuiles courantes à joint de mortier, les plus proches de Rouffach étant situées à Sainte-Croix-en-Plaine où elles ont disparu.
Peut-on imaginer qu’au XVe s. voire encore XVIe s. les toits de Rouffach se conformaient à cet usage général et donnaient une image bien différente des « Bieberschwanz » présentées de nos jours comme d’authentiques alsaciennes ? Le concours de l’historien est alors décisif. Interrogé sur l’existence de mentions de tuiles creuses dans les archives, Gérard Michel a trouvé deux occurrences. En 1573, l’église de l’Hospice du Saint-Esprit fait l’objet d’une rénovation, qui nécessite l’achat de 3000 tuiles creuses (Hohlziegeln). C’est une date tardive pour l’emploi de la tuile creuse, peut-être s’agissait-il d’un réassortiment pour compléter et réparer une toiture préexistante. En effet, ce chiffre correspond à la couverture (en double pose) de 70 m2, soit une surface assez modeste pour une église même de dimensions réduites. Et pour 1809, nous avons une description très précise des travaux de démolition de l’église du prieuré de Saint-Valentin qui nous apprend que sa flèche conique sur base octogonale était couverte en tuiles creuses.
Voici qui nous invite à lever le nez quand nous arpentons le Vieux Rouffach. Nous constatons alors que les toits anciens sont une espèce en voie de disparition. L’administration veille, les nouvelles toitures sont en tuiles plates industrielles. On peut regretter une perte de substance et de charme, tout en admettant que ces rénovations sont le signe positif d’une reconquête du centre-ville. Le temps où le vigneron-poète lisait au coin du feu et à l’abri d’un parapluie est révolu.
Figure 5. Petit panneau de terre cuite vernissée dans la maison d’Henri Bannwarth portant l’inscription « Qu’il fasse froid ou chaud, l'heureux poète n’est jamais pauvre »
Nota. Cette contribution s’inscrit dans le cadre d’une recherche en cours sur les tuiles creuses. Nos remercions très vivement Gérard Michel, Yvette Beck-Hartweg, Christine Muller, Jean-Jacques Schwien et Jean-Claude Kuhn de leurs précieux éclairages et apports documentaires
Marc Grodwohl novembre 2023
[i] MEYER Gilbert. L’architecture civile. L’état de nos connaissances sur l’architecture médiévale urbaine en Alsace. In Saisons d’Alsace n° 80-81, 1983, p. 91-152. La charpente que nous avons pu rapidement visiter plaide en faveur du début/milieu XVe s.
[ii] JEANNERET Lucie, Couvent Unterlinden, rapport de diagnostic préventif, Archéologie Alsace n° 017007, 2018.
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