Le 27 août 1745, le soir entre 20 et 21 heures, la foudre s’abattit sur la maison de la compagnie des Tireurs de Rouffach. L’incendie qui s’ensuivit détruisit de fond en comble cette maison, rien n’échappa au sinistre. Disparurent entre autres choses toutes les archives, les chartes attestant les droits et les privilèges de la compagnie depuis ses origines, ses statuts et ses règlements. Le greffier qui relate cet événement dans les premières pages d’un nouveau registre, le décrit comme une manifestation de la toute-puissance du Dieu très haut :
L'incendie du "club-house"
Zue wüssen, Kund und Offenbahr seÿe hiermit all und jeder Männiglichen, demnach durch wunderbahrliche Allmacht undt Schickhung Gottes des allerhöchsten, das jeweilligen bürgerlichen Schützen, alhier zuegehörige Schießhauss, samt allen darin befundenen, denselben zuständtigen Schrifften undt Documenten, ihrer Rechten undt Regulen belangend, durch einen wunderbarlichen Feurstrall, welchen, dass den 27. August 1745 Abendts zwischen acht undt neun Uhren entstandenes großes Ungewitter verursachet, in Feür gerathen undt dardurch völlig verzährt wordten, so das nun dieselben nicht das geringste mehr besagt ihrer Rechten undt Regulen ha(l)ben vorzulegen haben…
Une société de tir sportif et des compétitions interrégionales...
Cette compagnie des tireurs est une institution ancienne dont on trouve les premières traces dans les archives en 1539 mais qui remonte sans doute à bien plus loin. Rappelons que pour être bourgeois à Rouffach il fallait pouvoir justifier la propriété d’une pièce d’armement, maintenue en parfait état, pour pouvoir assurer la défense des portes et des murs en cas de nécessité. Celui qui pouvait s’acheter une arquebuse, un mousquet ou un fusil pouvait avoir envie de s’en servir… et de nombreux règlements édictés par le Magistrat rappellent l’interdiction de se servir des armes à feu lors de festivités telles des baptêmes ou des mariages à cause du danger que ces tirs représentent. On conçoit aisément que pour canaliser l’enthousiasme des tireurs les autorités ont laissé s’organiser des associations qui allaient pouvoir s’adonner à leur passion de manière réglementée. Car c’est bien de passion qu’il s’agit, et cette compagnie n’est pas une milice qui ne s’entraînerait que pour la seule défense la ville. Les textes nous présentent une association de compagnons, Gesellen, qui se retrouvent sur leur terrain d’exercice pour mesurer leur adresse entre eux, au tir bien sûr, mais aussi à des jeux auxquels les règlements de police de la ville les autorisent comme les jeux de quille et les jeux de dés ! Un privilège rare, puisque ces jeux étaient habituellement sévèrement réglementés et même interdits ! Pour eux, on tolérait même, le soir, un large dépassement de l’heure de fermeture du poêle où ils se retrouvaient !
Mais ils ne se mesuraient pas qu’entre eux et les archives de toutes les villes ont conservé la trace de concours organisés par les compagnies de tireurs qui rassemblaient des centaines de participants venus parfois de loin et qui attiraient une foule considérable de spectateurs…
La compagnie des tireurs de Rouffach est déjà représentée lors d’un concours organisé par les strasbourgeois vers 1470 qui a rassemblé 157 participants. (*)
(*) Georges Bischoff De la cible à la fête : les concours de tir au XVème et au seizième siècle. Revue d’Alsace 141 / 2015 Fêtes en Alsace de l’Antiquité à nos jours)
Le premier prix, un boeuf!
En 1580, la compagnie des tireurs d’arbalètes de Rouffach convie des tireurs de compagnies amies à un concours dont la mise est un bœuf, offert par Hans Sigmundt de Reinach commandeur de l’ordre teutonique. Hans Wilhelm, Vogt von Sumerauw von Grasperg, bailli de l’Obermundat, ainsi que le Schultheiß et le Conseil adressent au Magistrat des villes amies une invitation à participer à cette manifestation :
piten darauf ganz nachbärlich Ir wellen uns zu nachbarliche gefallen uf sontag den 2.3.ten volgenden Monats august. umb mitag zeit alhie erschünen solchem Schüssen und Kurzweil beÿwonen…
Dans ces textes relatifs aux concours de tir, le mot Kurtzweil revient fréquemment : il s’agit de se mesurer au tir, mais amicalement, et la fête reste un moment de plaisirs, un divertissement. Les villes invitées, les textes disent villes « voisines » étaient, cette année-là :
Straßburg, Collmar, Zabern (Saverne), Dürkheim, Molzheim, Brÿsach (Breisach) , Offenburg, Frÿburg, Ober Kürch (Oberkirch), Basel (Bâle), Ober Nehen (Obernai), Münpelgart (Montbeliard), Ötenen Münster (Ettenheimmünster), Thann, Schletstat (Sélestat), Altkirch, Rappschweÿr (Ribeauvillé), Maßmünster (Masevaux), Markholtzheim, Milhaußen (Mulhouse), Richenweür (Riquewihr), Enßen (Ensisheim), Ammerßweir, Senheim (Cernay), Keÿssersperg, Sultz, Reinfelden, Gebweiller, Lauffenburg.
Les archives de Rouffach conservent également un courrier de 1580 adressé par le chef des tireurs de Molsheim à la compagnie de Rouffach pour l’inviter à un concours de tir dans leur ville. La seconde moitié du seizième siècle semble d’être une période de grande activité pour les tireurs rouffachois, si l’on en croit le nombre de documents de cette époque qui ont été conservés. Nous n'avons pas, pour l'instant, retrouvé de traces de pareilles rencontres sportives au siècle suivant: sans doute les armes à feu restaient-elles réservées à des usages plus guerriers pendant cette période très instable, après "le beau seizième siècle", à moins que les documents de l’époque aient disparu, peut-être dans l’incendie de 1745 ?
Un sinistre après lequel il ne restait donc rien des archives de la compagnie rouffachoise, et la première tâche des Schützenmeister, a été de reconstituer, de mémoire, les statuts et règlements disparus afin qu’ils ne tombent pas dans l’oubli. Les premières pages du registre (A.M.R. EE 2) sont les 27 articles des Gerechtigkeiten, Regulen, Articulen und Statuten qui ont été lus le 22 juin 1749 devant la compagnie assemblée auf dem Schüssrain, sur le champ de tir. Tous les compagnons tireurs ont confirmé ces articles et ont apposé leur signature au bas du document : on y retrouve quelques noms connus, Schemmel, Bollenbach, Raffara, Schlegel, Roth, Dieterich, Matterer, Siry, Beringer, Bach, Allmandt…
La compagnie de Rouffach était organisée comme l’étaient les corporations de métiers : elle est ouverte à tous les bourgeois et fils de bourgeois de bonne moralité. Les compagnons s’acquittent d’un droit d’entrée et d’une cotisation annuelle. A leur tête un Schützenmeister, maître des tireurs. Un Schreiber, greffier, un porte-drapeau, un tambour, des Siebner c’est-à-dire sept compagnons élus qui sont chargés de régler les différents ou contestations qui peuvent survenir lors d’une compétition, par exemple.
Comme pour les corporations de métiers, le lien avec l’Eglise reste très fort, bien qu’il ne s’agisse pas d’une confrérie : ainsi, la participation à la procession et aux offices de la fête patronale de l’église est obligatoire et toute absence est sévèrement punie ! De même, le premier article des « nouveaux » statuts de 1749 institue une messe d’actions de grâces en l’honneur du Dieu tout puissant, de la Vierge Marie et de saint Sébastien, leur saint patron. La présence de tous les compagnons est exigée, toute absence non justifiée est punie d’une amende, sans possibilité de grâce ! Et c’est à l’issue de cette messe que le Schützenmeister annonce la date de l’ouverture de la saison de tir.
Erstlichen sollen gemeine Schiessgesellen Gott dem allmächtigen undt seiner ausserwöhlten, hochgelobter Muetter zu Lob, Ehr undt Dankh, auch sambt dem Himmels Fürsten St. Sebatiano zu Ehre, ein Ambt der H. Mess, darzu dan ihnen allen verkündet werden solle:/ andächtiglich halten lassen und hören, und da einer, wär der wäre, ohne redliche Ursach dabeÿ nit erscheinen odter verbleiben solte, so solle derselbe für eine unnachlässliche Straff bezahlen undt abgenohmen werden dreÿ zehen Sols, sechs deniers undt solle durch jeweilligen Schützenmeister nach vollendter heil. Mess denen Schützen der ersten Schiesstag angesagt werden.
Le saint patron des archers, arbalétriers et arquebusiers était Saint Sébastien et il existait à Rouffach une confrérie sous le vocable de Saint Sébastien, fondée le 10 janvier 1508, qui possédait un autel dans l’église paroissiale.
Si la compagnie a perdu toutes ses archives en 1745, les archives d’aujourd’hui conservent cependant dans leurs fonds des règlements anciens comme un règlement daté du jour de la saint Georges de 1539, un autre du dimanche qui suit la saint Georges de 1574, tous deux conservés aux archives départementales du Haut-Rhin. (Evêché de Strasbourg 3G 31).
Tous ces règlements comportent des articles « techniques » sur l’organisation des journées de tir et d’autres que l’on retrouve presque identiques dans les règlements des corporations, concernant la vie en communauté : tenue, langage, interdiction des jurons, etc.
Le lecteur aura remarqué que le lieu de réunion et de convivialité de la compagnie des tireurs de Rouffach (nous dirions aujourd’hui le club-house, est désigné par Schießhauss, maison du tir ou des tireurs. Le lecteur de Rouffach aura sans doute aussi remarqué que la ruelle, récente, qui rejoint la rue du Tir (récente, elle aussi) a été baptisée Zieghüssgässle qu’on a traduit par ruelle de l’Arsenal. Le champ d’exercice des tireurs de la ville sur lequel se trouvait également leur poêle, était le canton de fossé qui va de la Froeschwillertor, porte Est de la ville, à la Windeckgass. Ce terrain porte dans les documents le nom de Schießrain, fossé et talus de tir, et il se trouvait « sous » l’actuelle rue du Tir.
On peut imaginer que l’on a hésité, lorsqu’on a refait la nouvelle signalétique des rues portant également le nom ancien ou prétendu tel, en alsacien, à utiliser les termes Schießhüssgässle et Schießrain, qui auraient été plus justes mais beaucoup moins convenables ! Pour les non dialectophones, Schießhüss, prononcé à l’alsacienne, peut aussi se traduire (Reverenter) par « chiottes » et Schießrain par « endroit isolé qui peut servir occasionnellement de lieu d’aisance »…
Zieghüss désigne effectivement un entrepôt, souvent militaire, un arsenal, entrepôt d’armes et de munitions. Mais la maison des tireurs dont il est question ici n’a pas été un arsenal : c’est le lieu de réunion et surtout de convivialité et de réjouissances des tireurs, leur club-house, à proximité de leur terrain d’exercice, dans les fossés de la ville, entre la Ringmauergässle et le chemin dit Naegelgrabenweg. Là, un carreau d’arbalète ou une balle d’arquebuse ayant raté leur cible ne risquaient pas de blesser ou de tuer quelqu’un…
S‘il n’y avait pas d’arsenal au sens militaire du mot, de nombreux comptes, en particulier en 1653, Ausgab Gelt dem Salbeter Sieder und Pulvermacher… mentionnent des achats de salpêtre et de poudre, auprès de marchands extérieurs à Rouffach…
A suivre:
- les 27 articles des statuts et règlements des tireurs de Rouffach (1749)
- la confrérie de saint Sébastien à Rouffach
Gérard Michel