Beaucoup de rouffachois se souviennent, avec un brin de nostalgie pour certains, des Kilwa-Johrmarckt du temps de leur jeunesse qui appelaient dans la ville, pour quelques jours, à l’occasion de la fête patronale du 15 août, une importante partie de la population, celle de la ville mais aussi celle des villages alentour.
Cette importante manifestation était la dernière survivante des quatre grands marchés-foires de Rouffach qui accueillaient autrefois une foule de marchands, saltimbanques, musiciens, acheteurs et curieux, venus des quatre coins du pays : le 14 février, le marché de la Saint Valentin, celui du 7 mai, fête de l’Invention de la Croix, celui du 15 août, fête de l’Assomption de la Vierge Marie et le 8 septembre fête de la Nativité de Marie.
On se souvient, ou peut-être pas, que notre mot Kilwa, devenu en français kilbe, a pour origine le mot Kirchweih que l’on trouve dans les textes anciens, sous la forme kilchwih, kilwihi, kilben, kilwes : notre Kilbe est donc bel et bien une fête « religieuse », la fête patronale qui célèbre le saint patron de l’église, à Rouffach Notre-Dame de l’Assomption, fêtée le 15 août.
Note: dans les textes anciens Kirche s'écrit Kilch
Le dictionnaire des parlers alsaciens en 1899-1907, à l’entrée Kilb ou Kilbi, donne la définition suivante :
Kirchweih, Patronsfest, wobei meist ein tanzboden im Freien (Kelwaplàtz) aufgeschlagen wird, und die Zuckerwarenhändler (Lapkhiachler) ihre Buden errichten, welche hiefür dem Unternehmer und Ordner ein Abgabe zahlen.
Kilb: fête patronale pour laquelle est souvent installée en plein air une piste de danse et où les vendeurs de sucreries (confiseurs et pain d'épiciers) installent leurs boutiques, en contrepartie d’une taxe due à l’entrepreneur de la fête.
Wörterbuch der elsässischen Mundarten E Martin und H Lienhart
Strassburg 1899 - 907, réédition Walter de Gruyter, Berlin / New-York 1974
A Rouffach, cette fête patronale est associée à la grande foire annuelle, le Johr Markt, et est devenue le Kilwa-Johrmarkt.
Les archives municipales de Rouffach conservent les arrêtés municipaux relatifs à cette manifestation appelée, dans le même document parfois, fête patronale ou fête communale : la loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat ne sera adoptée que le 9 décembre 1905, et pour l’instant, Don Camillo et Pepone vivaient en parfaite harmonie…
Ont été conservés en particulier les procès-verbaux d’adjudication de cette fête, entre 1806 et 1868, des documents riches de détails qui nous permettent d’imaginer ce que pouvait être cette fête importante dans la vie de la cité.
Ces fêtes durent habituellement 4 jours : 13, 16, 20 et 21 août, en 1865, 9, 10, 16 et 17 août en 1868. Parfois 5 jours, comme en 1861, 11, 12, 13, 16 et 18 août, toujours autour du 15 août, fête patronale.
L’organisation de la fête patronale et des jeux publics est concédée à un particulier après une adjudication par enchère publique, au plus offrant et dernier enchérisseur: il lui reviendra d’installer le parterre de danse, de le décorer, d’engager les musiciens, de les rémunérer, d’assurer le respect des arrêtés municipaux, etc.
Le 15 août, un samedi en 1861, est fête religieuse majeure pour la chrétienté et fête patronale à Rouffach, les fidèles sont conviés à la grand-messe le matin et aux vêpres l’après-midi : ce jour-là, on ne danse pas et on ne fait pas de commerce !
Le 16 août, lendemain de la fête religieuse, est le jour du Johr-Markt, le grand marché / foire.
Les autres jours, sont des jours où l’on danse, sous le Tilleul, devant l’hôtel de ville, sur un « plancher convenable », « propre et d’un contour assez vaste » mis en place par l’entrepreneur adjudicataire de la manifestation ou, le soir, dans la salle de spectacle ( ?) et celle de la maison commune.
Entre soixante-dix et cent sapineaux et un arbre-sapin destinés à l’ornementation de la place de danse, désignés par l’agent forestier local, sont coupés dans la forêt reculée communale.
Pour animer le bal, l’adjudicataire est tenu de fournir « une bonne musique ». « Il prendra les musiciens de Rouffach qui composent la musique de la garde nationale. Les musiciens seront au nombre de huit sur la place, en plein air, et de cinq aux bals. Le salaire de chaque musicien ne pourra excéder dix francs par 24 heures, sans défraiement. »
.Il est précisé dans le contrat que « l’entrepreneur fera exécuter sur la demande des amateurs trois contredanses de jour et une contredanse de nuit. »
Les contredanses ont été introduites en France au XVIIIe siècle, importées d’Angleterre. Elles se dansaient souvent en carré à 4 couples, d’où le nom de quadrille, et prenaient le nom de quadrette avec deux couples en vis-à-vis. Au début du XIXe siècle les pas baroques ont été gardés puis peu à peu abandonnés pour permettre au plus grand nombre de danser, même dans les campagnes et on passe progressivement au pas marché.
Il s’agit d’une danse « savante » comportant des figures que les danseurs doivent connaître en préalable: la chaîne anglaise ou grande chaîne, la chaîne des dames, la queue du chat, l’avant 2, (2 personnes en vis-à-vis), l’avant 4 (les 2 couples en vis-à-vis), le dos à dos, le moulinet par exemple...
Sources : Autres Temps Autres Danses https://www.atad.asso.fr/
Pendant les quatre ou cinq jours de la fête, les danses sur la place publique ne pourront se prolonger au-delà de 11 heures du soir (en 1861) ou minuit (1865) et le samedi soir, le bal devra se terminer à 22 heures : c’est qu’il fallait être reposé et réveillé tôt pour la messe du lendemain ! Il sera évidemment interdit à l’adjudicataire de faire danser pendant la grand-messe du dimanche et pendant les vêpres.
Les attractions proposées, les contrats en mentionnent deux, les saltimbanques et le carrousel, devront cesser chaque jour à dix heures du soir.
Par arrêté municipal, les auberges, brasseries, cafés et cabarets seront évacués pendant les jours de la fête à minuit. Le même arrêté municipal interdit à toute autre personne qu’à l’adjudicataire de faire danser pendant la durée de la fête, tant dans la ville que dans ses dépendances.
Les bénéfices de la fête seront partagés ainsi qu’il suit : deux tiers au profit de la ville et un tiers au bureau de bienfaisance pour le soulagement des pauvres. Les bénéfices liés au bal reviendront à l’adjudicataire-entrepreneur de la fête et à ses associés et cautions.
L’entrepreneur perçoit également les taxes pour tous les jours, à l’exclusion du 16 août, jour de foire, pour le droit de place aux foires et marchés dues par les commerçants patentés installés sur les lieux de la fête. Le 16 août, jour du Johr-Markt,, cette taxe est perçue au profit de l’adjudicataire des droits de place aux foires et aux marchés.
Bien entendu, l’accès au parterre de danse est payant. Les documents que nous avons consultés ne mentionnent pas le prix de l’accès, mais le P.V. d’adjudication de 1854 mentionne que l’entrepreneur ne pourra exiger des personnes domiciliées à Rouffach plus de 6 francs par individu pour l’abonnement aux danses durant toute la fête. Ce P.V. laisse entendre qu’il y aurait un tarif pour les résidents de Rouffach et un autre pour les habitants des villages alentour… Six francs par personne représente une belle somme et l’entrepreneur, ses associés et cautions devraient largement couvrir les frais engagés.
Il a d’abord soumissionné pour la fête, mise à prix de 200 francs et emportée en 1861 à 317 francs 58 centimes. A ce prix de soumission il convient d’ajouter les frais de timbre, d’enregistrement et autres frais, ainsi que le prix du sapin et des sapineaux, 17 francs 50 les 70 à raison de 25 centimes pièce.
Si l’entrepreneur désire donner des bals dans la salle de l’hôtel de ville il lui en coûtera 20 francs par bal, versés au bureau de bienfaisance de la ville.
L’entreprise semble rentable et les candidats entrepreneurs ne manquent pas au moment des enchères…
Pour la petite histoire et pour le plaisir des généalogistes, nous vous proposons une liste des adjudicataires de la fête patronale ou communale :
- 1839 : Zwibel Hyacinthe
- 1840 : Deubel Xavier
- 1841 : Monath Georges
- 1842 : Liodau Antoine
- 1843 : Debenath Antoine
- 1844 : Ignace Keller et Georges Hemmerlé
- 1845 : Jean Müller
- 1846 : Foll Valentin et Xavier
- 1847 : Dietrich Sebastien
- 1848 : Georges Monath
- 1849 : Ignace Keller
- 1850 : les Officiers de la Compagnie des Sapeurs-Pompiers
- 1851 : Isner Joseph et Heisslen Xavier
- 1852 : Werner Joseph fils, cafetier (caution : Schemmel Constantin, tanneur)
- 1853 : Rech Joseph, gantier (caution : Flesch Joseph, cloutier)
- 1854 : Hoffmann Ignace
- 1855 : Keller Ignace
- 1856 : Zwibel Hyacinthe
- 1857 : Joseph Barta, sculpteur
- 1858 : Zibel Hyacinthe
- 1859 : Riss Alexandre, musicien
- 1860 : Zwibel Hyacinthe
- 1861 : Haberer Eugène, Vuillemin Gustave, Claudon Jean-Baptiste
- 1862 : Wagner Philippe, tuilier
- 1863 : Schemmel Constant
- 1864 : Jacob Edouard, tonnelier
- 1865 : Wolff Jean-Baptiste, propriétaire
- 1866 : Wolff Jean-Baptiste, propriétaire
- 1867 : Goetz Louis
- 1868 : Waldecker Jean-Baptiste, vigneron
On imagine aisément cette atmosphère colorée de fête, l'animation autour du parterre de danse sous la lumière des lanternes et des lampions, la musique, les cris des enfants, le brouhaha des conversations, le boniment des camelots, des confiseurs et des pain d'épiciers...
Les anciens de la ville se souviennent encore des Kilwa-Johrmarkt d’il y a 40 ou cinquante ans. On y trouvait encore les mêmes ingrédients qu’un siècle auparavant : au centre de la fête, le parterre de danse, un chapiteau couvert, un orchestre et de la danse du début de l’après-midi jusque tard dans la nuit… tout autour les stands de forains, avec la roulotte des confiseurs et leurs berlingots de sucre qu’on appelait chiques, le carrousel pour les enfants et diverses attractions pour les adultes : le stand de tir où l’on pouvait gagner un poisson rouge, la roue de la loterie qui tournait avec un bruit de crécelle, avec la très convoitée pendule Westminster comme gros lot, la tombola, les « auto-box », la buvette bien sûr…
Mais si on venait à la fête, c’était avant tout pour danser ou regarder danser. Combien de couples se sont formés alors… La mode des quadrilles avait passé, chaque été apportait de nouvelles musiques et de nouvelles danses…
Et le 15, fête de l’Assomption de la Vierge, tout le monde remplissait l’église pour la grand-messe solennelle. On se retrouvait dans les maisons pour le repas de famille qui se prolongeait dans l’après-midi, les vêpres n’étant plus guère fréquentées …
Et puis, c’était le Johrmarkt sur la place, la grande foire, les camelots qui proposaient de la vaisselle, cassée à grand fracas pour attirer le chaland, ou l’ustensile indispensable et dernier-cri qui éminçait les légumes sans se couper les doigts… du linge de maison et des couvre-lits pure-laine vendus par lots à prix-cassés, des paniers en osier, même des porcelets place du Marché aux Oignons…
Mais toujours la danse, ouverte dès 10 heures par les conscrits…
Nostalgie quand tu nous tiens...
Gérard Michel