La placette de la rue du Tir.
Les habitants de Rouffach auront sans doute remarqué les travaux entrepris depuis quelque temps pour réaménager le parking de la rue du Tir faisant face au bâtiment principal de l’ancien hôpital civil.
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Et pourquoi cette rue s’appelle-t-elle rue du Tir ?
A ma connaissance, cette dénomination n’est pas attestée dans les documents et sur les cartes anciennes. Sur certains plans récents, elle est même appelée Rue du Champ de Tir et sur la plupart elle désigne le chemin qui, par le porche face à l’hôpital civil, rejoint la rue Aux quatre Vents, la Windeck, un chemin qui s’appellera à l’avenir Sentier des senteurs.
La ruelle, à gauche de la placette, dénommée aujourd’hui Rue du tir, est appelée sur la carte de 1852 Fröschengässle, c’est-à-dire ruelle des Grenouilles, sans doute par mauvaise interprétation d’une dénomination plus ancienne, Fröeschwiller Thor Gasse, rue de la porte de Froeschwiller.
La future Allée des Senteurs, elle, est désignée sur le même plan Ringmauergässle, ruelle des Remparts ou du mur d’enceinte.
Quant à l’actuelle Rue Charles Marie Widor, elle est appelée Naegelgrabenweg.
Et toujours, selon le plan cadastral de 1852, ces trois rues et ruelles débouchent sur le Chemin de grande communication n°18 de Niederentzen à Osenbach, appelé Weidengasse, les actuelles rues du Maréchal Lefevre et Mal Joffre et Avenue de la Gare.
Pourquoi Rue du Tir ? Et que signifient Naegelgraben et Zieghussgässle (rue de l’Arsenal), trois noms qui sentent les armes et la poudre ?
Naegelgraben
Commençons par Naegelgraben. Encore aujourd’hui, certains de nos anciens, qui ont connu ce chemin avant qu’il ne fût baptisé Rue Ch. M. Widor, et avant la construction des maisons qui le bordent, continuent de l’appeler du nom qu’il portait dans leur jeunesse, d’r Nagel Gràwa. Et d’où lui vient ce nom ?
Nägel, l’œillet ? La mode n’était encore pas aux noms de fleurs pour les noms de rues, on savait être plus original !
Nägel, le clou de girofle ? Il est peu probable qu’on ait réussi à faire fructifier des girofliers sous notre climat !
Une confusion avec Hagel Graben, comme le suggère un article de la Revue d’Alsace de 1854, page 44, signé d’un certain Christophorus? [1]
Je propose une autre explication: pourquoi pas clou, Nagel, tout simplement ? En fouillant le monumental dictionnaire des frères Grimm (ceux de Blanche Neige et de Hansel et Gretel !), Deutsches Wörterbuch, (33 volumes représentant 34 824 pages, tout de même !) on trouve à l’entrée Nagel, à la ènième sous-rubrique III1, la définition suivante :
mhd. die vier nagele am schildbuckel [2] , im centrum des schildes, waren das ziel des stoszes beim turnier
c’est-à-dire,… en moyen haut allemand: les quatre clous qui maintiennent le disque métallique bombé du milieu d’un bouclier, qui était la cible de la lance de l’adversaire pendant un tournoi.
On progresse, mais ce n‘est pas fini : en poursuivant, toujours dans Grimm, on trouve, sous Nagel, clou :
…ähnlich war später der Nagel im Centrum der Scheibe das Ziel des Schusses: Nagel in der Schießscheibe; (einer mit einer Armbrust) drewet mit trefflichen Worten, den eisern Nagel im Blad (Scheibe) zu spalten (den besten Schuss zu thun).
c’est à dire … de même, plus tard, le clou (der Nagel) au centre de la cible (das Blatt ou die Scheibe) était l’objectif du tir lors d’un concours : le meilleur tireur était celui qui parvenait à toucher et fendre ce clou de fer du centre de la cible !
clou ⇒ cible ⇒ tir ⇒ tireurs ⇒ compagnie des tireurs CQFD !
Nous y voilà : il est question ici de tireurs, de concours de tireurs, à l’arbalète et à l’arquebuse ! Et justement, ce Graben, ce fossé, le Naegelgraben, est la portion de l’ancien fossé de la ville, les douves entre les remparts, qui servait de terrain d’entrainement et de concours aux archers, arbalétriers et arquebusiers de la Ville ! Le champ d’exercice des tireurs de la ville sur lequel se trouvait également leur poêle, était ce canton de fossé qui va de la Froeschwillertor, porte Est de la ville, à la Windeckgass. Ce terrain porte dans les documents le nom de Schießrain, fossé et talus de tir, et il se trouvait « sous » les maisons d'habitations plus récentes qui bordent à gauche, côté ville, le début de l’actuelle rue Ch.Marie Widor, l’ancien Naegelgraben Weg !
Cette compagnie des tireurs de Rouffach était déjà représentée lors d’un concours organisé par les strasbourgeois vers 1470 qui a rassemblé 157 participants. En 1580, la compagnie des tireurs d’arbalètes de Rouffach convie des tireurs de compagnies amies à un concours dont la mise est un bœuf, offert par Hans Sigmundt de Reinach commandeur de l’ordre teutonique. [3]
Zighussgasse :
Ce qui explique évidemment également qu’une rue proche ait été baptisée rue du Tir, et qu’au bout de ce terrain d’exercice des tireurs on trouve la rue de l’Arsenal, la Zighussgasse : Zieghüss[4], Zeug Hauss désigne effectivement un entrepôt, souvent militaire, un arsenal, entrepôt d’armes et de munitions.
S’agit-il de l’arsenal de la Ville ? Je n’ai rien trouvé qui, pour l’instant, puisse le prouver. Habituellement, pour des raisons évidentes de sécurité, l’arsenal était placé en bordure de la ville, ce qui aurait été le cas ici, contre le mur d’enceinte. Mais c’est là une situation assez éloignée du centre administratif et de commandement de la ville… peut-être s’agit-il plus simplement du dépôt de matériel et de munitions de la compagnie des archers ? Ou était-ce le "club-house" de la compagnie des arbalétriers et des arquebusiers de la ville, détruit par un incendie le 27 août 1745, le lieu de réunion et surtout de convivialité et de réjouissances des tireurs, à proximité de leur terrain d’exercice, dans les fossés de la ville?
Je n’ai pas le souvenir d’avoir rencontré dans les archives les mots Zighuss et Zighussgasse. Mais je n’ai évidemment pas tout lu ! C’est vraisemblablement Paul Faust qui était à l’origine de cette appellation pour une rue qui n’avait pas de nom… quelles étaient ses sources ? Il n’est malheureusement plus là pour nous répondre.
Avant la placette de la rue du Tir...
Cette placette n’a pas toujours été le parking que l’on connait aujourd’hui : les plans et vues anciennes y révèlent une occupation par des constructions.
Les plus anciens de la Ville se souviennent d’un évènement qui aura marqué leur enfance : l’incendie du « Bangala », le « club-house » du Cercle Catholique Saint Arbogast de Rouffach, le C.C.A.R., parti en fumées en 1951, dans la nuit du dimanche 19 août, dernier dimanche de la Kilbe. Les locaux du Cercle Catholique et quatre appartements furent totalement anéantis par un violent incendie, parti d’une charrette de grains entreposée sous le porche d’entrée. Quinze personnes se retrouvèrent ainsi sans logis.
Ce complexe de maisons que les rouffachois appelaient das Armenhaus avait été autrefois un orphelinat et était revenu, après la première guerre mondiale suite à un don, à la paroisse catholique qui en fit un local pour recevoir le Cercle des jeunes gens. La grange fut réaménagée en salle de gymnastique et on installa dans le bâtiment principal une salle des fêtes dans laquelle furent donnés des représentations théâtrales.
Mais ceci est une autre histoire, que nous évoquerons sur obermundat.org dans le prochain article :
s’Bangala vu Ruffàch...
Les ruines du "Bangala". A l'arrière plan, le Naegelgrabenweg bordé d'arbres, future rue Ch. M. Widor
Cette photographie aérienne réalisée vers les années 1950 (les ruines du « Bangala » de Rouffach y sont encore visibles, alors que l’incendie a eu lieu en août 1951 et que le lieu a été déblayé en 1953) montre bien, avant les constructions « hors les murs », le plan circulaire de la ville. On y distingue très nettement le chemin bordé d’arbres qui en faisait le tour par le Nord, et qui deviendra plus tard la rue Charles Marie Widor : à droite, en partant de l’Hôpital Civil des champs et des prairies, aujourd’hui occupés par des lotissements. A gauche de ce chemin les anciens fossés, graben, comblés après l’arasement des remparts de la Ville.
Gérard Michel
Notes:
- [1] dans Revue d’Alsace 5ème année Colmar 1854 page 44, signé Christophorus, article intitulé Explication étymologique des mots Kuttelrausgraben et Paphinisnaïda dans lequel son auteur tente un rapprochement hasardeux entre Nagelgraben et Hagelgraben.
- [2] Schildbuckel: gewölbter Metallbeschlag in der Mitte der vorderen Schild Fläche. (la "bosse")
- [3] Obermundat.org : Arbalètes, arquebuses, mousquets et autres fusils, un club de tir sportif à Rouffach.
- [4] Zieghuss = Zeughauss / dans Grimm: ZEUGHAUS, n., Gebäude zur Aufbewahrung aller Arten von Zeug, von Rüstungen, Waffen und Geschütz und sonstigem Kriegsgericht oder -vor Rath wie Pulver, Salpeter, dann Arsenal genannt
A consulter:
- Géoportail est en ligne ici . Cliquez sur ce lien et vous trouverez lieux, cartes anciennes, photos aériennes, parcelles cadastrales, données géographiques... inépuisable!
- Le Deutsches Wörterbuch de Grimm est consultable en ligne ici
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