Gobelets de Conseillers du Magistrat, aux armes de Wissenbourg
Les conseillers du Magistrat percevaient, jusqu’en 1614, en remerciement de leur fidélité et de leur zèle tout au long de l'année, une indemnité annuelle, dans la mesure où les revenus de la ville le permettaient, est-il dit pudiquement dans un des protocoles ! En plus, ils profitaient très largement de bien des avantages, en particulier des nombreuses bombances qui les rassemblaient à toutes occasions… les comptes du Bourgmestre révèlent, sans pudeur, le nombre et le prix de ces « troisièmes mi-temps »…
Le 14 mars 1614, le Magistrat décide de remplacer cette indemnité annuelle par un cadeau, remis à chacun des 15 membres élus du Magistrat ainsi qu’au Schultheiss et au greffier de la ville,: il s’agit d’un gobelet, ein Rathsbecher, une pièce d’orfèvrerie en argent plaqué d’or, ce que l’on appelle le vermeil, d’un poids d’environ 15 Loth… sauf celui du Schultheiss d’un poids de 21 Loth et qui coûtera 81 livres, ce qui fera une facture globale assez considérable de 774 livres… Tous les conseillers du Magistrat acceptent cette proposition sauf Jacob FISCHER, absent pour cause de maladie et Hans ACHTJAHR dont le protocole dit qu’il est stettig, têtu, et qu’il préfère rester aux anciennes dispositions qu'il trouvait peut-être plus avantageuses…
L’usage d’offrir des gobelets ou timbales était très répandu et Rouffach n’était pas la seule ville à récompenser ainsi ses élus et ces objets n’étaient pas rares.
Il s’agit d’une pièce d’orfèvrerie précieuse que l’on devait conserver dévotement dans les familles, en souvenir de l’ancêtre Schultheiss ou conseiller au Magistrat… comme on conserve aujourd’hui d’autres gobelets ou timbales, offerts autrefois à l’occasion de naissances ou autres événements familiaux, mariages, noces d’or, etc.
Et pourtant on en trouve peu dans les musées ou sur le marché de l’art…et si on en trouve, ils se vendent à prix… d’or ! Ou ont-ils bien pu passer ?
Les archives de Rouffach conservent dans la série EE, rassemblant les pièces relatives aux affaires militaires et à la marine (!), un document qui permettrait de répondre à cette question.
L’Alsace est une terre de passage et Rouffach en a fait la triste expérience tout au long d’une histoire où les guerres se sont succédé. Ainsi, par exemple, Rouffach a vu passer en 1587 les troupes des pays antérieurs d’Autriche, les troupes françaises et suisses enrôlées pour le service du roi de Navarre, 20.000 fantassins et 1000 cavaliers qu’il a fallu approvisionner, hommes et chevaux…et en partie loger.
Une ville affamée et dévalisée autant par ses amis que par ses ennemis !
D’autres troupes installent leurs quartiers d’hiver dans les communes de l’Obermundat qui sont obligées d’en assurer le logement et l’entretien. De plus, ces communes doivent payer les charges et contributions de guerre, celle contre les Turcs notamment, les garnisons d’Oberkirch, de Dachstein, les régiments de Berry, de Champagne etc. A plusieurs reprises, le Magistrat de la ville écrit à Jean Henri de Reinach pour demander que la ville soit déchargée du logement et entretien des troupes en raison de la misère où elle se trouvait, ayant été complètement dévalisée, autant par les amis que par les ennemis !
Une rançon pour éviter l'incendie et le pillage de la Ville !
Dans toutes ces pièces, l’une d’entre elles EE 7, a particulièrement retenu notre attention : un état descriptif de l’argenterie et de l’argent comptant livrés par les habitants de Rouffach aux suédois, à titre de contribution de guerre, schwedische Brandtschatzung betreffendt Anno 1632, ou inventaire détaillé de la „contribution“ des bourgeois de Rouffach, en gobelets et timbales (Bächer) en argent / vermeil, vaisselle en argent / vermeil, argent blanc, en monnaies, en or…
Brandschatzen dans Deutsches Wörterbuch von Jacob Grimm und Wilhelm Grimm est défini comme suit: Brand und Raub in Kriegszeiten erlassen und dafür Geld auflegen c’est à dire exiger une rançon pour éviter que la ville soit mise à feu et à sang!
Les gobelets de vermeil des conseillers du Magistrat de Rouffach dans les bagages des soldats suédois?
Dans l’inventaire qu’on a dressé de ce butin de guerre livré aux suédois pour éviter l'incendie et le pillage de la ville, on découvre les timbales des conseillers du Magistrat et même celles de Johann Achtjahr qui avait d’abord refusé ce «cadeau», préférant conserver l’indemnité annuelle versée aux conseillers du Magistrat et qui, finalement, a dû changer d’avis :
Schwedische Brandt Schatzung betreffendt Anno 1632
Den 20. decemb. Anno 1632 ist zu der jetzt bewilligte Brandtschatz einzuheben angefangen worden wie volgt:
- Herr Johan Achtjahr lüffert ane gantz vergülten Bächern, für sich und sein Tochterman: 7 Marck, 8 Loth
- Herr Landtschreiber
- lüfert ane gantz vergült silber Geschür: 3 Marckt, 11 Loth
- und an gantz weissem Silber: 9 Loth, 3 Quintlen
- Die Statt in vergülten Bächern lüfert: 29 Marck
- weiters an vergültem Silber: 15 Loth
- und an weissem Silber: 44 Marckt, 14 Loth
- Gerg Missel lifert an vergülten Bächern: 3 Marck, 13 Loth
- Hans Jacob Weckherlin vergült.: 2 Marck, 14 Loth
- Andres Möglen des Raths lüfert an unvergültem Silber Becher: 4 Marck, 8 Loth
- er Mögle lüfert auch an Gelt: 25 R.
- Stoffel Weißenberger lüfert an weiß Silber ohnvergültet: 1 Marck, 3 Loth
- und ane Gelt lüfert er: 36 R.
- Cunradt Ebelman lüfert an vergültem Silber: 5 Marckt, 3 Loth 2 Quintlen
- und an Gelt lüfert er Ebelman: 3 R.
- Die Zunfft zum Bürgelen lüfert an weissem Silber: 1 Marck, 6 Loth
- Gerg Hindermeyer der Farber lüfert ab Gelt: 4 R. 13 b.
- und an weissem Silber lüfert: 8 Loth, 2 quintel
etc.
Le registre compte plus de 170 entrées, ce qui ne représente pas le nombre total de contributeurs, qui est bien plus élevé, puisqu'une entrée comme Zunfft zum Bürgelin ou Zunft zum Elephanten représente tous les membres du poêle. Toute la population est concernée... ou presque: il n'est fait mention ni de la "cotisation" des membres du clergé séculier, ni de celle de la noblesse et des "Gefreiten", les exemptés que leur rang social ou l'importance de leurs fonctions dispensaient de l'effort de guerre...
Parmi les pièces d'orfèvrerie "déposées" par les notables, conseillers du Magistrat, figurent une douzaine de Becher ou Bächer, gobelets ou timbales en vermeil ou en argent d'un poids qui correspondrait au poids des gobelets offerts par la Ville, 18 loth pour le Schultheiss et le Stattschreiber et 15 loth pour les conseillers, soit entre 250 et 300 grammes de vermeil!
(Un de ces gobelets, d'un poids de 155,7 grammes, aux armes de la vile d'Erstein, attribué à Tobias Baur, orfèvre de Strasbourg (1738) vient d'être vendu par Sotheby's pour un prix de 6250 Euros! Un joli "hochet" offert aux Conseillers pour s'assurer de leur fidélité!)
Tout le monde met la main à la poche, les Tribus, les Conseillers du Magistrat, le tonnelier, le boulanger, le marchand de bois, le tailleur, l’aubergiste, le forgeron, le cordonnier…
Et tout ce butin a pris la route dans les bagages des soldats "suédois", mais c'est sans doute plutôt dans les fontes de selle de leurs officiers qu'on les retrouvera!
Le poids de ces objets, pièces d'orfèvrerie et monnaies, est assez difficile à évaluer, à une époque où une livre par exemple, ein Pfund, n'a pas la même valeur d'une région et d'une ville à l'autre, et est également différente selon ce qu'on pèse, de l'or, de l'argent ou des poudres d'apothicaire! Alors que la livre "ordinaire" de Colmar était à 493,22 grammes, celle de Mulhouse à 503,47 et celle de Strasbourg à 471, 70 grammes, la livre d'orfèvre était, pour l'argent, à 235, 55 grammes, à Strasbourg!
Le Marck dont il est question dans ce document n'est pas une monnaie, mais une unité de masse représentant environ 234 grammes (16 Loth)
Nous renvoyons le lecteur qui souhaite en savoir plus sur le sujet des poids et mesures anciennes en Alsace, à l'ouvrage de l'abbé Hanauer: Études économiques sur l'Alsace ancienne et moderne 1876, tome 1: Les Monnaies et tome 2: Denrées et salaires .
Gérard Michel novembre 2018