La procession depuis le camp de la tribu à la promenade sous le château, jusqu'à l'église Notre-Dame
Rouffach 1948, les funérailles de Jeannette, une jeune gitane.
Dans l'école de mon enfance à Bantzenheim, j'ai le souvenir du passage, une ou deux fois par an, de garçons dont la famille, des gens du voyage, séjournait au village pour quelques jours, et qui venaient sur les bancs de l'école pour la durée de leur séjour. Nous les appelions alors des "tziginer", et en français des "bohémiens". Nous n'avions que peu de contacts avec eux, ils restaient entre eux et, dans la cour de récréation, nous les observions de loin. Souvent plus âgés que nous, ces garçons nous fascinaient. C'étaient des enfants, mais des enfants sans âge, au parler rugueux qu'on ne comprenait pas toujours, aux manières mal dégrossies, souvent bagarreurs et qui se permettaient de "répondre" au maître... Leur maison était sur roues, tractée par une paire de chevaux; d'où venaient-ils, où allaient-ils? Toujours en voyage, ils n'étaient pas, comme nous, tenus d'aller à l'école tous les jours. Leur monde n'était pas tout à fait le nôtre et était entouré d'un halo d'aventures et de mystères teinté d'exotisme. Et ceux qui les avaient précédés au village y avaient laissé une réputation qui alimentait nos peurs, soigneusement entretenue par les récits des ainés.
Très récemment, Paul Freyeisen, de trois ans mon ainé, m'a communiqué un document qui a fait ressurgir ces souvenirs d'enfance. Il s'agit d'un article publié en 1948 ou 49 dans un hebdomadaire bilingue qui était dans toutes les familles de l'époque et que l'on appelait s'Schwitzer Hefftla. S'agit-il du magazine Das Blatt für Alle édité à Zofingen par la maison Ringier entre 1938 et 1973 ou du Schweitzer Illustrierte, également de la maison Ringier Axel Springer, créé en 1911? Un lecteur saura-t-il me renseigner?
L'article, illustré de cinq photos, s'intitule: Les funérailles d'une jeune gitane à Rouffach. L'événement a semble-t-il marqué profondément les esprits à Rouffach, suffisamment pour que la rédaction du Schwitzer Hefftla lui consacre une page entière. Même si l'événement n'entre pas dans "la ligne éditoriale" habituelle d'obermundat.org (quoique?), touché par cette histoire, j'ai choisi de le livrer, in extenso et sans aucun commentaire, aux lecteurs.
Il éveillera sans doute des souvenirs chez les plus anciens d'entre eux, qui reconnaîtront sur la photo le curé Kopf et les quatre servants de messe, parmi lesquels Paul et Remi. Qui sont les deux autres, et qui sont ces hommes en noir et chapeau melon qui encadrent le curé?
La population de Rouffach a assisté ces jours-ci à un spectacle peu banal: les funérailles solennelles faites à une jeune gitane de 13 ans qui venait de mourir... oh, non dans le lit d'hôpital à Colmar où elle avait été soignée, mais en plein air, sur une bâche tendue sur des pieux. Mourante, elle avait été ramenée en taxi de Colmar au camp de la tribu installé près de Rouffach pour y rendre son âme à l'Eternel. Son jeune corps fut mis en bière et exposé sous une tente transformée en chapelle ardente.
La chapelle ardente sous la tente (Photo Kolb)
La morte fut veillée trois jours et trois nuits par hommes, femmes et enfants de la tribu, arrivés en toute hâte dans six roulottes. Les obsèques furent décidées, une fois tous les membres réunis. Et comme il sied à une jeune gitane, la tribu exigea, non seulement un enterrement de première classe, mais également la participation de la musique municipale. Le maire, invité, se fit un devoir d'y assister.
On vit alors le cortège pittoresque d'un cortège funèbre précédé d'une grande bannière de la sainte Vierge, de Monsieur le Curé en grand ornat entouré d'enfants de chœur, la musique municipale en uniforme et derrière le cercueil, porté par quatre élèves de l'école de Rouffach et couvert de fleurs, le maire, suivi de centaines de bohémiens dépenaillés, aux chevelures hirsutes, les femmes en jupes amples, bref, tous, hommes, femmes et enfants tels qu'ils sortent chaque matin de leurs roulottes.
La procession jusqu'à l'église (photo Kolb)
Mais si on est gueux, on tient cependant à sa réputation de gens d'honneur: tout fut payé comptant, le curé, la musique, les porteurs du cercueil et les fossoyeurs. Et quant à la petite Jeannette, on lui a prouvé l'affection de la tribu par une pluie de piécettes et de coupures qui, après les dernières prières du prêtre, tomba sur le petit cercueil dans la fosse. Il ne faut pas qu'elle se présente, les mains vides, devant le bon Dieu. Jamais, pendant les treize ans qu'elle parcourait les campagnes, mendiant devant les portes, elle ne fut aussi riche!
La veillée autour du feu de camp (photo Kolb)
Inutile de dire que ces funérailles extraordinaires ont attiré une foule de curieux telle qu'il ne manquait même pas au spectacle, l'uniforme des Gardes, assurant, comme il est dit dans les comptes-rendus des visites ministérielles, le service d'ordre!
Après la cérémonie à l'église, le cortège s'est rendu au cimetière où le corps de la jeune fille a été mis en terre, dans un caveau, disent les anciens, aménagé par un entrepreneur de construction local... On raconte que le corps aurait été exhumé et déplacé, peu de temps après, à la suite de tentatives de pillage pour récupérer les quelques pièces d'or qui auraient été jetées dans la tombe... Qui pourra en dire davantage? Votre témoignage sera le bienvenu.
Gérard Michel
Une famille de vanniers, sur la Promenade, au pied du château