Nuisances olfactives et matières dangereuses… une fabrique de chandelles avec fonderie de suif en branches à feu nu.
Nous proposons dans cet article un arrêté préfectoral tiré du fonds moderne des A.M. de Rouffach, portant sur le projet d'installation d'une fabrique de chandelles à Rouffach en 1858.
Des chandelles? Le sujet peut sembler bien modeste pour notre époque où on se plaint de pollution et de nuisances lumineuses... Mais ces chandelles nous renvoient à un quotidien, pas si lointain, sans la fée électricité, où nos villes et villages s'endormaient à la tombée de la nuit et se réveillaient au lever du jour...
Jusqu’à l’apparition de la bougie stéarique, au cours des années 1830, l’éclairage domestique était essentiellement fondé sur l’utilisation de matières grasses et de cires, produits d’origine naturelle.
La première source de lumière domestique est celle produite par les lampes à huile qui fonctionnaient sur le même principe que leurs ancêtres multiséculaires mais considérablement améliorés à la fin du 18ème siècle et dans les premières années du 19ème, en particulier par l’usage des cheminées de verre et de mèches tissées en chanvre, puis en coton, en forme de cylindre, qui améliorent considérablement les performances de la combustion de l’huile et donc la luminosité de la lampe.
La seconde source, sans doute la plus répandue dans les campagnes était la chandelle, constituée d’une mèche de chanvre enveloppée dans du suif, de bœuf ou de mouton. Ce mode d’éclairage, peu onéreux et utilisant des produits locaux, présentait plusieurs inconvénients. D’abord en été, où la matière de la chandelle se ramollissait à la chaleur, rendant son usage peu pratique. De plus, son odeur était désagréable, elle dégageait beaucoup de fumée surtout si le suif était peu ou mal raffiné, et il était nécessaire de couper régulièrement la mèche, la « moucher », pour maintenir une intensité lumineuse confortable.
La chandelle de suif sera remplacée progressivement à partir de 1825 par la bougie de stéarine que l’on connait aujourd’hui mais elle restera encore longtemps en usage dans les campagnes et dans les maisons modestes
La troisième source, la plus pratique, sans présenter les inconvénients précités, est la bougie de cire, cire d’abeille purifiée ou blanc de baleine. Mais la matière première est coûteuse et l’usage de la bougie de cire reste réservé à un petit nombre d’utilisateurs.
La lampe à pétrole, elle, ne fera son apparition qu’après 1850 et remplacera les lampes à huile, nocives pour la santé: en effet, les huiles qu'on y brûle, huile de baleine, de colza, d'œillette, de chènevis ou de noix, sont souvent purifiées à l'acide sulfurique dont les traces, par combustion, produisent des gaz sulfureux excessivement irritants du système pulmonaire, qui causent des suffocations et font tousser. L'usage de l'huile de noix était plus pernicieux et occasionnait particulièrement une espèce d'engourdissement...
Un "Quinquet" à huile, sur un tableau représentant le peintre James Peal vu par son frère Charles Wilson Peale 1822
Sources:
Des produits chimiques très recherchés : les acides gras pour la fabrication des bougies: la naissance de la lipochimie industrielle au cours du XIXe siècle Gérard Emptoz 1991
Arrêté préfectoral,
autorisant conditionnellement le sieur Riss Philippe à établir dans cette ville une fabrique de chandelles avec fonderie de suif en branches à feu nu. (A.M.R. Fonds M1 série F25 n° 1)
(Extrait des registres de la préfecture du département du Haut-Rhin du 15 septembre 1858)
Vu la demande formée pas le sieur Riss Philippe demeurant à Rouffach, aux fins d’être autorisé à établir une fabrique de chandelles avec fonderie de suif en branches à feu nu, en faisant usage d’eau acidulée par l’acide sulfurique dans la proportion de 15 litres d’eau et de 625 grammes d’acide sulfurique pour cinquante kilogrammes de suif
- Vu le certificat de publication
- Vu le plan des lieux
- Vu le procès-verbal de l’information de commodo et incommodo mentionnant les observations faits lors de l’enquête
- Vu le décret du 15 septembre 1810 et l’ordonnance di 14 janvier 1815
- Vu l’avis du maire de Rouffach
Considérant
- que les fabriques de chandelles sont rangées dans la 2ème classe des établissements réputés dangereux, insalubres ou incommodes, dont l’exploitation est soumise à une autorisation préalable
- que les fonderies de suif, lorsque l’opération se fait par le mode indiqué par le pétitionnaire, peuvent être assimilées à celles où la fonte a lieu au bain-marie ou à la vapeur et qui sont également rangées dans la 2ème classe des établissements insalubres ou incommodes
Considérant
- que les réclamations présentées lors de l’enquête par les Sieurs Claudon Nicolas, Kieffer Louis et quelques autres voisins du pétitionnaire sont motivées sur ce que les exhalaisons provenant de la fonte du suif pourraient devenir une cause d’insalubrité, mais qu’il n’y a pas lieu de s’arrêter à cette réclamation, attendu qu’au moyen de l’emploi de l’eau acidulée la fonderie dont il s’agit ne pourra pas offrir d’inconvénient
- que l’inconvénient signalé est, en effet, d’autant moins à craindre que le Sieur Riss ne fondra de suif que pendant la nuit
Considérant d’ailleurs que les Sieurs Beringer Henri, Amrein Joseph et beaucoup d’autres voisins, en bien plus grand nombre que les réclamants, ont déclaré eux-mêmes n’avoir rien à craindre de l’établissement projeté
Considérant enfin qu’il est suffisamment établi par l’instruction qu’il peut être fait droit à la demande en prescrivant toutefois les mesures de précautions convenables
Arrêtons :
- Article 1er : Le Sieur Riss Philippe, demeurant à Rouffach, est autorisé, sous les conditions indiquées ci-après, à établir dans cette ville une fabrique de chandelles avec fonderie de suif en branches à feu nu, sur l’emplacement indiqué au plan annexé à la demande.
- Article 2. Le Sieur Riss emploiera, pour la fonte du suif, le procédé qu’il a indiqué et qui consiste à faire usage d’eau acidulée par l’acide sulfurique.
- Article 3. L’opération de la fonte n’aura lieu qu’entre 11 heures du soir et 3 heures du matin
- Article 4. Le permissionnaire se conformera strictement aux règlements de police ainsi qu’à toutes les autres dispositions qui seraient prescrites ultérieurement dans l’intérêt de la salubrité publique
- Article 5. Une expédition du présent arrêté sera adressée au maire de Rouffach qui est chargé d’en assurer l’exécution et de le notifier au permissionnaire et aux réclamants.
Signé : Paul Odent
Commentaires:
D'abord, qu'est-ce du suif?
L'Encyclopédie de Diderot en donne la définition suivante: ... une espèce de graisse qu'on trouve dans les daims, les moutons, les bœufs, les porcs, etc. et qui étant fondue et clarifiée, fait ce qu'on appelle suif dont on fait des chandelles. [...] On la trouve en grande quantité dans le bas-ventre et autour des reins.
Qu'est-ce que le suif en branches?
Le suif tel qu'on le tire du corps de la bête et avant d'être fondu, se nomme suif en branches ; ainsi dit, parce que, arraché de l'animal, il présente un aspect ramifié. ... (Littré)
On imagine sans peine que l'activité de chandelier est à l'origine de nuisances importantes: chauffer d'importantes quantités de graisse pour les faire fondre et pouvoir les filtrer pour en retirer les résidus de chair et de sang (les gratons) génère des mauvaises odeurs qui peuvent incommoder les riverains... Mais on a trouvé la parade: l'opération de la fonte n'aura lieu qu'entre 23 heures et 3 heures du matin! Plongés dans leur profond sommeil, les riverains ne seront pas incommodés par les relents qui s'échappent de la fabrique voisine ...
On est assez étonné par le petit nombre de réclamations présentées lors de l'enquête (publique?) par les voisins: seul les Sieurs Claudon Nicolas, Kieffer Louis et quelques autres voisins du pétitionnaire se manifestent... "beaucoup d'autres voisins, en bien plus grand nombre que les réclamants" ont accepté l'installation de la fabrique de chandelles. Des oppositions balayées d'un revers de la main par le maire et le préfet... L'un de ces "réclamants", Claudon Nicolas, avait été lui-même fabricant de chandelles et avait fermé sa fabrique quelques années auparavant, en 1850: peut-être est-il moins dérangé par les exhalaisons auxquelles il s'était sans doute habitué, que par la technique utilisée par Philippe Riss. Celui-ci emploiera de l'acide sulfurique lors de la fusion du suif, utilisation qui devait permettre de fournir une matière première plus propre, plus pure, plus blanche, en la séparant des "gratons" qui devenaient dès lors, inutilisables pour l'alimentation animale... Et de l'acide sulfurique, même dilué, porté à ébullition, produit des vapeurs toxiques... et le suif des chandelles ainsi produit, a les mêmes effets que les huiles purifiées à l'acide, c'est à dire toux et suffocations....
L'arrêté nous dit aussi que la fusion se fait à feu vif, contrairement à d'autres procédés qui utilisent des bains-maries ou la vapeur d'eau... on imagine les risques d'incendies que représente une grande quantité de graisse portée à ébullition dans un énorme chaudron, sur un feu vif!
La salubrité publique et la sécurité incendie sont sans doute sacrifiées ici à des intérêts personnels... on n'en saura pas plus...
Mais ne sortons pas du sujet et revenons à la vision plus pittoresque, ou plus romantique, un cliché dira-t-on, des soirées à la chandelle, aux éclairages en clair-obscur chargés de mystères, comme ceux des tableaux de La Tour...
Gérard Michel