A quelques semaines du 11 novembre, commémoration de l’armistice signé le 11 novembre 1918 qui marque la fin des combats de la Première Guerre mondiale, la victoire des Alliés et la défaite totale de l'Allemagne, nous proposons quelques pages d’un petit cahier trouvé dans un tas de vieux papiers et dont nous ignorons totalement comment elle est arrivée en notre possession ! Il s’agit d’un texte imprimé, paginé de 1 à 8, sans indication d’imprimeur, daté du 20 novembre 1918 et signé A. EUG. SCH. Il raconte, dans un style assez scolaire, qui prête souvent à sourire tant il est emphatique et parfois pompeux, les journées des 17, 18 et dix-neuf novembre 1918, l’attente et l’arrivée des officiers et soldats français dans Rouffach.
Cette aimable « rédaction » méritait qu’on la publie, elle est un témoignage des événements d’une époque, une modeste contribution à l’histoire.
Enfin, le jour de gloire est arrivé !
[...]
En quelques jours, que d’événements mémorables ! Les derniers soldats allemands nous quittaient depuis trois jours ; c’était le commencement de la délivrance, c’était le long et sombre hiver allemand s’en allant ; dans le lointain, l’aube du 18 novembre nous apportait enfin les premiers rayons du jeune et radieux printemps français, si impatiemment attendu.
Vendredi soir, 15 novembre, le dernier soldat allemand quittait notre ville, où depuis trop longtemps il commandait en maître.
« Viennent-ils ? Seront-ils ici bientôt ? »
Voilà ce que tous à Rouffach se disaient alors, avec un battement de cœur, en pensant aux soldats de la patrie retrouvée.
Arrive enfin le dimanche, 17 novembre. Vers 11 heures, trois autos françaises, amenant un détachement d’officiers chargés de s’occuper du cantonnement des tropes, font leur entrée sensationnelle dans la ville. Enfin ils sont ici ! Voilà de véritables poilus français ! Une foule de personnes, ivres de joie, se portent au-devant des officiers.
M. le capitaine Albinet, chef de cette mission, descend d’une voiture et nous prie de le conduire à la mairie.
C’est de grand cœur et avec une fierté bien légitime que nous nous acquittons de ce petit service pour nos libérateurs.
Enfants de Rouffach, vous allez vivre maintenant des jours inoubliables de joie et de bonheur ; vous vous êtes montré dignes, ces Messieurs l’ont constaté. Aujourd’hui, nous voyons sous nos yeux dans la rue, ce spectacle touchant de notre chère jeunesse, ne sachant pas un mot de français, mais en mettant tout son cœur et toute sa joie dans ces trois mots qu’elle répète inlassablement : « Vive la France ! ». Elle donne à l’univers entier un spectacle touchant par cette preuve d’attachement à notre nouvelle patrie enfin retrouvée.
Vous conviendrez avec nous, chers compatriotes, que ce peuple de soi-disant grands penseurs, Goethe, Schiller, Fritz Lienhard et autres se trouve aujourd’hui en présence d’une faillite de sagesse sans pareille. La jeunesse innocente d’aujourd’hui donne tort à ceux qui prétendent écrire l’histoire et diriger le peuple. Et vous, vieux vétérans de 1870, qui pleuriez de joie à la vue des premiers soldats français en ce jour mémorable ! Oui, vieux braves, pleurez vos larmes de bonheur ! La vieille plaie saignante de votre cœur va se cicatriser et bientôt sera guérie.
Nous avons aujourd’hui, dimanche, jour mémorable, les premiers français dans notre ville ; c’est un soulagement général !
Mais demain, lundi, sera plus remarquable encore, puisque l’entrée de nos libérateurs, nous dit-on, est décidée pour ce jour.
Spontanément, notre maire, Monsieur Lucien Müller, démis brutalement par l’autorité allemande en 1914 de ses fonctions puis remis ces jours derniers à son poste, prend l’heureuse initiative des préparatifs de réception, quelques messieurs de bonne volonté les soutiennent de leur mieux. Si nous n’avons pas pu donner à cette fête tout l’éclat et la grandeur voulus, étant donné le temps trop court dont nous disposions, nous comptons sur l’indulgence de nos amis.
Monsieur le Général Lacapelle, commandant un corps d'armée », doit venir avec son quartier général s’installer dans notre localité. Ses officiers annoncent sa visite à la mairie pour demain, lundi soir, à 4 ½ heure.
Aussitôt cette bonne nouvelle connue, la population avec joie, se met à pavoiser et à décorer ses maisons. Bravo, gens de Rouffach ! C’est très bien, vous avez retrouvé le culte du passé.
A l’heure fixée pour la réception à la mairie, une foule immense endimanchée, portant des cocardes tricolores, remplit les rues de la ville et manifeste par ses expressions joyeuses son bonheur et son enthousiasme.
Monsieur le Maire, entouré de son Conseil, du clergé, de la Musique municipale, des sapeurs-pompiers avec leur vieux drapeau, attend, le sourire aux lèvres, l’arrivée du Général français, à la porte de la mairie, sur laquelle flotte le glorieux emblème tricolore d’avant 1870, pieusement conservé depuis 50 ans.
Un groupe charmant de demoiselles dans leur ravissant et pittoresque costume alsacien, si populaire en France, s’installe devant la porte d’entrée.
Ce spectacle est des plus aimables et des plus gracieux.
Nous remarquons aussi dans l’entourage de Monsieur le Maire les différents fonctionnaires de la Ville, les chères sœurs et personnes de l’enseignement, accompagnées de leurs élèves, le vénérable aumônier du Pensionnat, Monsieur l’abbé Horber, ancien professeur français, le Pensionnat de Saint Joseph avec sa mère supérieure, sœur François de Paule, entourée de toute sa communauté. Oh ! Ces braves institutrices religieuses, combien grand est leur mérite pour avoir enseigné à notre jeunesse, en même temps que la langue, l’amour de notre grande Patrie, la France. Merci, chères sœurs ! L’œil de la Providence vous voit en ce temps de gloire ! Enfin, nos braves vétérans de 1870, massés dans une cour de la place, serrent les rang autour de leur digne président, Monsieur Quimfe ; n’oublions as notre brave médecin, Monsieur Haehl, revenu la veille de son exil en Allemagne où l’avaient conduit ses sentiments français.
Il est quatre heures et demie. Les trompettes sonnent aux champs. C’est le moment glorieux, attendu depuis 48 ans. Monsieur le général Lacapelle, accompagné d’un brillant état-major, arrive à la mairie. Reçu par Monsieur le Maire, il est conduit à la grande salle. Dans un discours plein de patriotisme, le vénéré magistrat municipal prie le Général de prendre possession de notre Ville et l’assure combien la population de la ville natale du mari de Madame Sans Gêne serait heureuse de loger ses braves et glorieux soldats.
Pendant 48 ans de misère, dit-il, tous les habitants de notre ville ont pieusement conservé le culte du passé.
Si nos souffrances ont heureusement pris fin aujourd’hui, nous le devons ses braves soldats libérateurs, auxquels va notre reconnaissance.
Une vraie tempête de cris « Vive la France » interrompt à plusieurs reprises le discours de Monsieur le Maire.
Visiblement touché, Monsieur le Général répond et dit combien il est sensible à cet accueil sincère et cordial.
Nous vous apportons, dit-il, la liberté de vivre, l’égalité de tous devant la loi et l’amour d’une fraternité de vieille date. L’accolade à Monsieur le Maire symbolisait le gage de garantie de ses nobles paroles et le baiser d’amour que la France donne à sa fille chérie, l’Alsace, dont elle était séparée depuis 48 ans.
Vient le tour des demoiselles représentant la jeunesse. Mademoiselle Anna Vogel dans son charmant costume alsacien s’avance pour prononcer l’allocution suivante :
« Mon Général, Soldats français !
Au nom de la jeunesse de Rouffach, permettez-nous de vous offrir nos sincères sentiments de sympathie et de reconnaissance.
Aujourd'hui, les 48 années de misère sont derrière nous : c’était un mauvais rêve. Grâce la Providence, à l’héroïsme de ces nobles soldats libérateurs, l’avenir de notre jeunesse se trouve aujourd'hui assuré. Merci soldats ! Les paroles nous manquent, lisez donc dans notre cœur la profonde reconnaissance éternellement gravée en lettres d’or.
Derechef, merci ! Vive la France ! »
Les fleurs offertes à Monsieur le Général lui disent quel doit être le merci de la part d’officiers français vis-à-vis de nos demoiselles. Le baiser dont Mademoiselle Vogel était l’objet est l’hommage rendu par le Général à la grâce, à la beauté et à la bonté de notre population alsacienne et en particulier à la jeunesse de notre pays.
Arrive le tour des vétérans de 1870 qui réclament l’honneur bien mérité d’exprimer aussi leurs sentiments de gratitude à l’armée française actuelle dont l’héroïsme a fait l’admiration du monde entier. C’est leur président, Monsieur Quimfe, qui prend la parole en ces termes :
« Monsieur le Général
L’heure n’est pas aux longs discours. Les grandes émotions n’ont point de paroles. Veuillez néanmoins permettre, Messieurs, qu’un vétéran de 1870, un lieutenant de Gardes-mobiles de l’année terrible vienne, au nom des survivants d’alors et au nom des habitants de Rouffach, vous saluer comme frères et libérateurs.
Merci à vous Monsieur le Général ! Merci aux glorieux soldats français et alliés, d’être venus nous rattacher pour toujours à la Mère-Patrie. Descendants d’un noble fils de Rouffach, le Maréchal Lefèvre, ses traditions sont es nôtres. Vive la France. »
Infatigable, le Général remercie et reconnait combien ces vieux soldats ont bien mérité d la patrie. « C’est vous, chers camardes, dit-il, qui avez principalement contribué à conserver dans l’âme de notre population ce feu sacré qu’on appelle l’amour de la patrie ».
Pour clôturer la série des discours, Monsieur Schirlin, notre organiste, exprime enfin les sentiments affectueux de ses concitoyens pour la France de la manière suivante :
« Mon Général ! Soldats !
Au nom de mes concitoyens recevez nos sentiments de bienvenue. Vive la France ! Ces cris, opprimés dans nos poitrines depuis 50 ans représentent nos anciens sentiments.
Ils sont restés les mêmes, malgré les innombrables injures et souffrances sans nom qu’un sceptre inhumain et indigne nous avait imposées. Nos chaînes sont rompues ! Le soleil de la liberté lui, c’est le triomphe du droit du plus faible contre la brutalité du fort.
Revenons aux premières phases de la guerre. Comme il nous tardait de lire les premières nouvelles des champs de bataille ! L’ennemi universel allait-il terrasser notre France bien-aimée ? Depuis son existence, la France est le sol des héros et dans cette guerre, elle est restée le sol des héros par excellence. C’était nécessaire. Un ennemi fort et cruel, n’ayant ni foi ni loi, n’épargnant ni l’orphelin ni la veuve, s’avançait vers la frontière. Seule la France a arrêté le premier choc de cette horde de barbares. Longtemps le nom de la Marne sera gravé en lettres d’or dans les annales universelles. Il fallait des héros et encore des héros. Par légions ils sont sortis des palais comme des chaumières. A leur tête les Joffre, les Gallieni, les Foch et tant d’autres illustres braves. Jusqu’au simple pioupiou, tous sentaient la responsabilité qui reposait sur leurs épaules. Les épisodes de cette guerre, l’un plus terrible que l’autre, vous tous qui êtes présents, vous les avez vus vous-même. Leur résultat ? Vous le connaissez ! Il était fatal pour l’ignoble agresseur. Aujourd’hui le sort de chaque nation est à tout jamais assuré : chacun décide de son sort. Nous, les enfants de l’Alsace, avons en particulier à payer à la France notre tribut de reconnaissance pour nous avoir apporté la liberté tout en épargnant nos foyers d’une destruction certaine. Il fallait peu pour être livré à la merci d’un ennemi, ne connaissant pas de grâce.
Notre reconnaissance, nous la prouverons, en mettant toutes nos forces au service de la République, sans murmures si l’on demande des sacrifices.
Ces innombrables deuils, ces larmes amères, ne nous rappellent-ils pas notre devoir ?
Vivons dorénavant sous la sublime devise :
Nous entrerons dans la carrière
Quand nos aînés n’y seront plus. »
Le général toujours souriant et bienveillant, répond aimablement à ces bonnes paroles.
Pour terminer la cérémonie, Monsieur le Maire lui présente ses conseillers, le clergé, les chères sœurs, les fonctionnaires, etc. Il fait admirer à nos amis le grand buste de notre illustre compatriote, le Maréchal Lefèvre, dont la statue, admirablement décorée, fait l’objet de l’admiration de nos hôtes.
Très heureux Monsieur le Général prend ensuite congé de tout le monde après avoir encore une fois adressé à chacun un mot aimable qui va droit au cœur.
A son départ, devant la mairie, la Musique municipale entonne la Marseillaise, dont les mâles accords font tressaillir et vibrer tous les cœurs.
Spontanément un cortège immense se forme, ayant à sa tête la Musique municipale, suivie des pompiers, des jeunes filles en costume alsacien, des soldats français et de la population entière qui manifeste son allégresse par son rire et ses gestes joyeux.
Tous les cœurs étaient ravis : nous étions redevenus français !
Pour nos amis, les évacués de notre contrée bombardée, cette belle cérémonie a été un rayon de soleil. En ce jour d’allégresse ils adressent un chaleureux salut à leurs compagnons d’infortune du Nord de la France qui ont souffert plus qu’eux. Autant et plus qu’eux ils attendaient leur Mère libératrice.
Elle est venue ! Ayons pleine confiance, elle ne nous oubliera pas.
Comme tout passe en ce bas monde, il en fut ainsi de notre fête. La nuit venue, au moment de me séparer de mes amis, je jette un regard vers ce beau ciel étoilé redevenu, lui aussi, français pour toujours.
Une étoile filante passe devant mes yeux !
Chère petite lumière, me dis-je, va exprimer à ton divin Maître notre profonde reconnaissance pour tout le bonheur qu’il nous a procuré en cette inoubliable journée.
Demain nous reprendrons notre travail et nos habitudes de la vie ordinaire.
Celle-ci sera douce et supportable, à présent que nous sommes redevenus français.
Il fait si bon vivre sous le ciel de notre Patrie bien-aimée.
C’est donc de toutes nos forces et de tout notre cœur que nous sommes décidés à vivre dorénavant sous la noble devise :
« Vive la France ! »
Rouffach, 20 novembre 1918
A.EUG. SCH. *
Madame Thérèse Blondé-Rueff, archiviste de la Ville de Rouffach nous a informés que les archives de la ville conservaient le même fascicule, mais que T.Walter y avait ajouté des indications sur l’auteur du texte: le signataire de l'article, A Eu.Sch., est A. Eugène Schneider de Cernay, clerc chez le percepteur Trimbach. Merci pour cette information.