Sur le plan général de la Ville de Rouffach, dressé en décembre 1829, et conservé aux archives municipales, le lecteur pourra retrouver le nom que portaient alors les rues et ruelles de la ville : Judengässle, Gemeingässle, Heiligengeistgässle, Schwanengässle, Metzgergass, Thörlengass, Anckengässle et Zügergässle…
rue des Juifs, rue commune, ruelle du Saint-Esprit, ruelle du Cygne, rue des Bouchers, rue de la poterne, et deux autres : Anckengässle et Zügergässle…
Détail du plan général de la ville de Rouffach A.M.R. MI / N32 / 4 1828
Intéressons-nous aux deux dernières, Anckengässle et Züger ou Zigergässle.
Que signifie Ziger ?
Ziger (Suisse) ou Zieger (Allemagne, Autriche) est un fromage de lactosérum obtenu à partir de lactosérum par précipitation de la protéine résiduelle par acide. Le lactosérum pur ou le lactosérum mélangé avec du lait de vache écrémé ou du babeurre est chauffé, puis un acide, de l’acide acétique, du vinaigre, est ajouté. Le Ziger n’est pas stocké et est vendu frais ou fumé. Il n’a qu’une courte durée de conservation. Le Ziger est riche en albumine. Il contient environ 75% d’eau, 11% d’albumine, 8% de matières grasses et 3,5% de lactose. L’étymologie du mot « Ziger » est incertaine. En tout cas, le mot est ancien, peut-être d’origine celtique.
La plupart des fromages sont obtenus en faisant coaguler du lait, formant un caillé solide qui baigne dans un liquide blanchâtre, le lactosérum, également appelé petit-lait ou sérum.
Autrefois, dans les zones montagneuses ou géographiquement isolées, il n’était pas question de jeter ou d’abandonner aux cochons le précieux lactosérum contenant des nutriments, en particulier des protéines ne passant pas toutes dans le caillé. Les paysans le récupéraient pour fabriquer un nouveau produit, parfois appelé « recuite » : aujourd’hui encore, le lactosérum est chauffé, tel quel ou enrichi d’un autre produit laitier, et parfois additionné d’un acidifiant comme du vinaigre blanc. Au bout d’un certain temps, sous l’effet de la chaleur, les protéines s’agglomèrent et remontent à la surface du liquide (on dit qu’elles floculent). Il ne reste plus qu’à récupérer ces flocons blancs avec une écumoire et à les égoutter dans une faisselle ou une toile. Les procédés de fabrication connaissent des variations et des spécificités selon les régions et les producteurs, mais l’idée reste partout la même : profiter de la totalité des bienfaits du lait en élaborant un « fromage de lactosérum » avec le petit-lait.
Les fromages de lactosérum : rien ne se perd, tout se transforme ! (produits-laitiers.com)
Je ne suis pas historien du fromage, mais on peut imaginer que dans une économie où rien ne devait se perdre, on ne laissait pas se perdre le petit-lait, le lactosérum, une fois qu’on avait récupéré le caillé pour en faire du fromage. Un fromage pouvait se conserver, il pouvait se vendre et être source de revenus, alors que le Ziger, de moins longue conservation, pouvait se consommer au quotidien, un fromage du pauvre…
Nos anciens utilisaient ce mot Zieger pour désigner « le fromage des yeux », l’humidité coagulée au coin des yeux, Augenzieger : « da hàsch Zéger à da àïga », me rappelait ma mère lorsque j’avais oublié de me laver ! On disait aussi de quelqu’un qui avait mauvaise mine : « da hàsch kasigi àïga ! » Curieux qu’on utilise dans le dialecte alsacien deux mots du vocabulaire du fromage pour désigner les « crottes des yeux ». Pas si curieux que ça, Kaas et Zeger sont presque synonymes… Je me souviens également avoir entendu mon père utiliser ce mot Ziger pour désigner le Munster très frais, pas encore affiné, sec et granuleux…
Ziger n’a évidemment aucun rapport avec Ziege qui désigne, avec Geiss, la chèvre. Nous rappelons qu’à cause des grands dégâts qu’elles peuvent causer dans le vignoble et dans la forêt, les chèvres étaient interdites de séjour à Rouffach. Alors, leur donner le nom, même à une ruelle, n’est pas imaginable. D’ailleurs, sur les cartes il est fait mention de Zigergässlein et pas de Ziegengässlein !
Note: Ziegergasse est déjà attesté le 17.12.1352 dans un parchemin P72 A / GG 56) conservé aux A.M.R.
Que signifie Ancken?
Encore aujourd'hui, dans beaucoup de régions de la Suisse de langue allemande, et encore dans le sud de l'Alsace, der Anke désigne le beurre, désigné par die Butter dans d’autres. Le même produit, dans d’autres régions de la Suisse, s’appelle Schmalz et dans d’autres encore Britschi et Aihu ! Ces dénominations sont un gros sujet de querelles entre les linguistes, dans lesquelles nous n’entrerons pas. L’origine du mot serait la racine indoeuropéenne « ongen » qui a aussi donné le mot « onguent » en français.
Alors pourquoi, toutes proches, deux ruelles de Rouffach, l’une portant le nom Ankengässle et l’autre Ziegergässle ?
De tous temps, le commerce du beurre et celui du fromage est étroitement contrôlé, comme l’est celui du vin, du sel, du fer…
Le registre des délibérations du Magistrat de 1613 donne la liste des offices municipaux sur laquelle figure la fonction de Ankenkeuffer, acheteur de beurre, confiée à deux membres du Conseil, Hans Heusslin et Claus Streitfelder. Une autre fonction, celle de Saltzmütter est confiée également à deux membres du Conseil de la Ville (A.M.R. BB 32 f. 38). Dans les documents, Anken se présente de deux manières : gesotten et ungesotten, c’est-à-dire fondu ou nature et il se vend non pas en motte mais dans des pots (Hafen) ou des barils. C’est une denrée dont on note l’importance, avec Schmalz et Salz, dans l’alimentation des « pensionnaires » de l’hospice Saint-Jacques et de la léproserie.
Alors, est-ce que, dans cette ruelle, Ankengässlein, se trouvait un local où l’on produisait le beurre et le fromage, une sorte de centrale laitière, ou « fruitière » ? Ou alors plutôt était-ce le lieu de « stockage » où l’on conservait, soigneusement gardée, une denrée précieuse ? La proximité du ruisseau, l’Ombach, avait-t-elle un rapport avec cette implantation ?
Et l’autre ruelle, Zügergässle ou Zigergässle, que vient-elle faire là ? Elle aussi est proche du ruisseau… les procédés de fabrication de Anken, Käse et Ziger présentent des similitudes et le dernier est fabriqué à partir du babeurre, sous-produit de la fabrication des premiers… ce qui expliquerait la proximité des deux ruelles.
Jusqu’à ce jour, je n’ai jamais trouvé dans les documents d’archives, de mention de métiers en rapport avec la transformation du lait, pas de corporations, pas de traces dans les Tribus. Ces denrées étaient-elles vraiment produites à Rouffach ou étaient-elles plutôt achetées et entreposées pour être redistribuées, sous le contrôle de la Ville ? Il y avait bien une Salzgasse à Rouffach, une rue du sel, et on n’a pourtant jamais produit de sel à Rouffach ! On l'a importé et revendu, enrichi d'un impôt!
Ce qui est sûr par contre, c’est que dans les textes ne figure aucune trace de l’existence d’une rue du fromage ! Cette rue s’est toujours appelée Ankengässle, qu’on avait d’ailleurs un temps très malencontreusement rebaptisée Rue de l’Ancre (celle des bateaux de l’Ombach ?).
Et la rue Zügergässlé, ou Zigergässle, aujourd’hui, ne porte plus de nom !
Petit détour par Schwartzenthann:
Peut-être les fromages consommés à Rouffach provenaient-ils de Schwartzenthann toute proche qui n’en manquait pas, si l’on en croit les textes?
Pour loyer des terres entourant leur couvent, les Augustines devaient à la ville de Rouffach la somme de 3 livres (iii liber Geltz) et comme le voulait une très ancienne tradition, elles devaient offrir, une fois l’an, un fromage d’une valeur de 2 schillings ainsi qu’un pain d’épices, au bailli, au Schultheiss, à chacun des 15 conseillers du magistrat, au greffier de la ville et au « sergent-messager » (Rotzbotte) du Conseil ! En plus, pour les forestiers de Rouffach, tous les ans une aune ½ de toile blanche destinée à leur confectionner des culottes !
A.D.H.R. 3G/49
Toujours au sujet de Schwartzenthann et de fromages :
Au moment de la guerre des paysans, en 1525, le couvent des religieuses augustines de Schwartzenthann fut pillé et en partie saccagé par une horde de paysans, dont beaucoup originaires de Rouffach, Soultzmatt, Westhalten, Wintzfelden (Wingoltzfelden), Osenbach et Orschwihr. Ce pillage précipita la fin du couvent dont les dernières religieuses rejoignirent le couvent de Schoenensteinbach. Dans une longue requête à l’évêque de Strasbourg, la supérieure du couvent désigne nominativement les auteurs de ce pillage et leur village d’origine et dresse une liste très précise des dégâts et des biens dérobés par les pillards.
Ils ont saccagé l’église, brisé les croix, profané le saint sacrement, les saintes huiles, volé les trois cloches, de la vaisselle, même celle qu’elles avaient enterré pour la protéger, du linge, du sel, de l’avoine, de l’orge de la farine… Disparut également une bibliothèque de 500 livres, latin et allemands.
Dans les denrées alimentaires volées figurent du vin, bien sûr, 40 longes de lard (speck) mais aussi 400 fromages, 100 mesures de ancken, ½ zentner ungesotten ancken, 30 mesures de schmaltz et … 3.000 œufs ! De quoi soutenir un siège...
Gérard Michel
Droit d'auteur et propriété intellectuelle
L'ensemble de ce site relève de la législation française et internationale sur le droit d'auteur et la propriété intellectuelle. Tous les droits de reproduction sont réservés. Toute utilisation d'informations provenant du site obermundat.org doit obligatoirement mentionner la source de l'information et l'adresse Internet du site obermundat.org doit impérativement figurer dans la référence.