Le hasard a voulu que lors d’une fête de famille à Châtenois, la communion privée de mon petit-fils Jean-Baptiste, je me sois trouvé à table avec quelques anciens castinétains qui évoquaient des souvenirs d’adolescents et de jeunes adultes. Lorsque j’ai entendu répéter plusieurs fois le mot Maïabaum, arbre de mai, j’ai tendu l’oreille. Ils parlaient du temps où ils étaient conscrits, et confectionnaient ce Maïbaum, un grand sapin coupé en forêt, le plus grand possible, ébranché et décoré, qu’ils dressaient fièrement au sommet du Hahnabari, le Hahnenberg, planté dans le Maistein, le rocher de Mai, pour célébrer le Mai, le renouveau de la nature. Mais cet arbre courait un grand danger : les jeunes conscrits du village voisin, Kintzheim, ne rêvaient que d’une chose, le voler, ce qu’il fallait empêcher à tout prix. Et il ne restait pas d’autre choix que de monter la garde toute la nuit, en veillant bien à ne pas mourir de soif ! Et le lendemain, premier mai, le village rejoignait les conscrits pour faire la fête autour de l’arbre et célébrer le retour de la frondaison.
Aujourd’hui il n’y a plus de conscrits, mais ce sont ceux les sexagénaires de l’année qui, avec le concours de l’amicale du Hahnabari érigent le Maïabaum et animent le 1er mai le Maïabaum Fescht, la fête de l’arbre de mai, un événement local majeur de la cité du Hahnenberg, Châtenois.
Quel rapport avec Rouffach me direz-vous ?
Eh bien, il est certain que cette fête a été célébrée à Rouffach, sans doute sous des formes différentes, … plusieurs documents conservés aux archives municipales l'attestent…
Lors d’un travail de recherche mené depuis trois ans en vue de l’édition d’un ouvrage sur l’activité humaine dans la forêt de Rouffach du Moyen-Âge à la fin de l’ancien Régime, j’ai été amené à dépouiller les registres des Waldmeister, les « maîtres de forêts », des élus du Magistrat chargés de la gestion des forêts communales. Ils étaient assistés par des forestiers et gardiens du ban, Banwarten, dont l’une des tâches principales était de traquer les coupes sauvages et les voleurs de bois.
Or, il se trouve, que chaque année, les Waldmeister et les forestiers au grand complet étaient astreints à une surveillance renforcée pendant toute la nuit du 30 avril. De quoi pouvait-on bien avoir peur cette nuit-là?
Ce que disent les archives municipales de Rouffach:
A.M.R. A / CC 108, Waldtmeister Register, les registres des maîtres des forêts :
en 1590 …Item, den Banwarten deren drei alhie, geben so im Meÿtag den Waldt im Hohenberg, dass kein Schaden darin beschehe, verhüeten sollen: 12 Schilling.
donné 12 schilling aux Banwarten, au nombre de trois, qui sont de garde dans la forêt du Hohberg le premier mai, pour y prévenir tous dommages…
en 1591:…Item, am Meÿtag den Banwarten geben 12 Schilling.
donné 12 schillings aux gardiens du ban, le premier mai…
en 1593 …Hans NELn, dem Banwarten, so am Meÿtag die Nacht im Hohenberg gewesen und gehüetet, geben: 3 Schilling 4 d.
à Hans NELL, gardien du ban, donné 3 schillings et 4 deniers pour avoir passé la nuit au Hohberg la nuit du premier mai et y avoir monté la garde…
en 1595: … am Meÿtag Anno 95, den Banwarten so im Hohenberg gewacht haben 6 Schilling.
le jour de Mai 1595, donné aux gardes du ban qui ont monté la garde au Hohberg, 6 schillings…
…weiters, Michel LENTZen und Balthasar HAUCKHen, beeden Banwarten geben für ihr Besoldung, dass sie am Meÿtag im Hochberg wegen übermessiger Niederhauwung Stangen und jungem Holtz gehütet und sorg haben sollen 13 Schilling.
donné pour salaire à Michel LENTZ et Balthasar HAUCKH, les deux Banwarten, parce qu’ils ont été de garde au Hohberg pour empêcher les excès d’abattage de perches et de jeunes bois pour le jour de Mai
en 1606 …weiters den Dreÿen Statpanwarten, das sie im Hochberg Tag und Nacht gehüetet im Maÿen, als man Stangen hawet…
donné aux trois bangardes de la ville, pour avoir été de garde jour et nuit pour le Mai, lorsqu’on coupe les perches...
en 1610 …Sodan ist den dreÿen Panwarten am Maÿtag zu Besoldung geben worden 8 Schilling.
aux trois gardiens du ban, le jour de Mai, donné pour salaire 8 schillings…
etc.
Mais que se passe-t-il donc dans la forêt du Hohberg durant cette fameuse nuit du 30 avril pour qu’on y dépêche des gardes chargés de la surveiller ?
C’est Arnold VAN GENNEP qui, dans son Manuel de folklore français contemporain (Tome 1 Cycle de mai 1949) qui répond à nos interrogations :
« Jusque vers 1870, selon WECKERLIN, générale dans la province semble avoir été la coutume selon laquelle les jeunes gens plantaient devant la fenêtre de leur bien-aimée un grand sapin ébranché jusqu’à la cime ornée de rubans. Cet usage s’est perdu surtout par l’opposition des particuliers et des administrations à cette sorte de « vol ».
S’agit-il ici de cette même tradition, qui pousse les garçons de Rouffach à courir nuitamment la forêt du HOHBERG pour y couper de jeunes arbres, déjouant la vigilance des gardes forestiers dépêchés là-haut pour les en empêcher ?
Il n’est pas précisé de quelle essence il s’agissait, mais seul le jeune sapin ou un jeune bouleau au tronc rectiligne permet, lorsqu’il est ébranché, d’en faire un Stangen , une perche . La tradition exigeait-elle aussi que ce chapardage se perpètre précisément dans la nuit précédant le premier jour de mai ?
Fallait-il aussi que les amoureux soient nombreux à Rouffach au point de devoir mobiliser les trois garde-forestiers pour les empêcher de faire des bêtises !
Cette tradition du Maibaum ou arbre de mai, est un rite de fécondité lié au retour de la frondaison.
L’Eglise catholique a rapidement dénoncé cette pratique jugée aliénante, superstitieuse et même satanique. Le 5ème concile de Milan, en 1579, proscrit cette tradition et ses rites et interdit « de couper les arbres avec leurs branches, de les promener dans les rues et dans les carrefours et de les planter ensuite avec des cérémonies folles et ridicules ».
Est-ce à cause de pressions exercées par les autorités religieuses que le Magistrat de Rouffach fait surveiller si étroitement ses forêts la nuit du 30 avril ? Ou serait-ce pour éviter que la jeunesse saccage les ressources de la forêt ?
Cette tradition de l'arbre de mai est toujours vivante en Allemagne et dans certains villages d’Alsace mais prend des aspects différents d'une région à l'autre. En Rhénanie, la tradition perdure dans les petites villes et villages, et elle exige que dans la nuit du trente avril au premier mai, le jeune amoureux aille, accompagné d'amis venus en renfort, couper un jeune arbre, de préférence un bouleau, pour l'accrocher au balcon, à la façade ou au moins devant la maison de sa bien-aimée. Auparavant, il aura décoré cet arbre de nombreux rubans de papier ou de tissu, de couleurs vives.
Dans l'ancienne Germanie, on croyait qu'à cette date, la nuit du 30 avril au 1er mai, les divinités païennes du printemps se répandaient dans la nature pour mettre fin à l'hiver. Cette fête a été célébrée dans toute l’Europe, clandestinement, en dépit des interdits de l’Eglise qui l’assimilaient au sabbat des sorcières. (la Walpurgis Nacht, dans certaines régions d’Allemagne...)
Mais ce jour du premier mai reste d’abord le symbole de la fin de l'hiver, associé à la plantation de l'arbre de mai ou à l'embrasement de grands feux.
Sans doute pour réagir à cette tradition qui faisait courir la jeunesse (et les gardes champêtres et forestiers à sa poursuite !) une nuit entière par les forêts de Rouffach, l’Eglise a décidé en avril 1715 d’empêcher tout le monde de dormir cette nuit-là :
il est décidé de renouer avec la tradition de la sonnerie de cloches, an dem Meyabent, c’est-à-dire la nuit qui précède le premier mai, après minuit ! « …in den Meytag gelitten… » Lorsque, les années précédentes, on sonnait à ce moment-là, l’année était plus prospère, plus féconde et préservée des dégâts causés par les orages, ce qui n’est pas le cas actuellement puisqu’on ne le fait pas !
On sonnera donc les 3 grandes cloches … am Meyen obendt von Mitternacht ab… , à partir de minuit! (A.M.R. BB 265)
Apparemment cette nouvelle tradition n’a pas provoqué beaucoup d’enthousiasme, puisqu’on est obligé de rappeler, quelques années plus tard, en avril 1732, que les cloches devaient à nouveau sonner la veille du premier mai pour inciter la population à prier Dieu, pour obtenir ses grâces et ses bienfaits !
On ne pourrait que se réjouir du retour de cette tradition de l’arbre de mai dans nos villes et villages, mais il serait sans doute plus difficile de faire accepter à la population d’aujourd’hui de passer une nuit blanche à écouter les cloches de notre église sonner à toute volée, après minuit, un jour de grasse matinée...
Gérard MICHEL avril 2018
un grand merci à Louis et à Prosper...