Marie Bigot, gravure sur bois anonyme, vers 1810
Cette année 2020 est le 250ème anniversaire de la naissance du compositeur allemand Ludwig van Beethoven né à Bonn en 1770 et décédé à Vienne en Autriche en 1827. Un autre anniversaire mérite notre attention ; celui du 200ème anniversaire du décès de la pianiste colmarienne et amie de Beethoven, Marie Bigot de Morogues (Colmar 1786 - Paris 1820).
Des parents rouffachois
Marie Bigot est née Kiené. Cette famille dont le nom est parfois orthographié Kieny ou Kuené est rouffachoise de longue date. En effet, son arrière-grand-père Dominique Kiené né à la fin du XVIIème siècle, est de parents natifs de Rouffach. En 1740, son fils Joseph, épouse la rouffachoise Virginie Eve Hunold. Le couple tient l’auberge L’Ours noir, aujourd’hui encore en activité. Un de leurs fils aussi prénommé Joseph, né en 1749, aux talents de musicien et de violoniste, s’établit à Colmar où les possibilités musicales sont plus nombreuses. Il fait la connaissance du boucher (ou cordonnier selon les sources) et mélomane Mathias Leyer dont il épouse en 1785 la fille Catherine, musicienne et pianiste. Le couple s’installe au 48 rue des Marchands à Colmar. C’est là que naît Marie le 6 mars 1786.
Peut-être en raison de la Révolution, la famille quitte Colmar en 1791 pour s’installer à Neuchâtel en Suisse. C’est là que naît sa sœur Caroline en 1792. Marie suit ses premières leçons de musique auprès de ses parents puis dans les établissements de la ville ; elle se déplace aussi à Zurich. Son père est membre de l’orchestre de la ville, enseigne le violon. Le musicologue Jean Mongrédien note qu’elle quitte Paris en 1804 : y a-t-elle suivi des cours, des enseignements ?
Toujours est-il que Marie Kiené épouse le 9 juillet 1804 à Neuchâtel Paul Bigot de Morogues, né à Berlin en 1768 de parents français d’une lignée de la vieille noblesse bretonne. Le couple rejoint Vienne où Paul Bigot de Morogues est engagé comme bibliothécaire du Prince Razumovski, ambassadeur de Russie à Vienne. Grand amateur des arts et mécène, il organise des soirées musicales où il invite des personnalités et des notoriétés.
Séjour à Vienne
Les fonctions de Paul Bigot chez les Razumovski permettent à Marie Bigot de rencontrer des compositeurs dont Beethoven ; celui-ci compose trois magnifiques quatuors à cordes dédiés au Prince.
En 1805, elle a 19 ans, elle se produit devant Joseph Haydn (1732-1809) en interprétant une de ses œuvres. Le compositeur s’exclame : « Oh ma chère fille, ce n’est pas moi qui ait écrit cette musique, c’est vous qui la composez » et inscrit sur la partition qu’elle venait de jouer « Le 20 février 1805, Joseph Haydn a été profondément heureux ». Sa remarque peut être interprétée de différentes manières. Etait-ce une manière élégante de saluer la lecture de la jeune pianiste Marie Bigot qui s’est permis quelques libertés en l’interprétant ? Toujours est-il que le compositeur qui aurait pu être son grand-père, semblait heureux de voir une ambassadrice de ses œuvres.
Une appréciation de Beethoven rejoint un peu celle de Haydn. Après l’interprétation d’une de ses sonates pour piano, le compositeur dit : « Ce n’est pas là précisément le caractère que j’ai voulu donner à ce morceau, mais allez toujours. Si ce n’est pas tout à fait ma pensée, c’est quelque chose de mieux encore ». Selon le musicographe François Joseph Fétis (1784-1871) « Le génie mélancolique et profond de Beethoven trouvait une interprète dont l’enthousiasme et la sensibilité ajoutaient de nouvelles beautés à celles qu’il avait imaginées ».
Beethoven a été très proche du couple Bigot de Morogues. Marie Bigot joue ses œuvres, est parmi les premières personnes sinon la première à déchiffrer les nouvelles compositions : œuvres pour piano, sonates pour violon et piano, trios pour violon, violoncelle et piano. Elle interprète des sonates pour violon et piano en public avec le grand violoniste Ignaz Schuppanzigh (1776-1830).
Une anecdote concernant une des ses grandes œuvres est célèbre. Beethoven revient de Graz en calèche, arrive à Vienne et présente le manuscrit de la future Sonate op. 57, manuscrit taché de gouttes d’eau, la malle n’étant pas étanche. Aussitôt Marie Bigot s’installe au piano et joue la sonate malgré les ratures et les taches. Impressionné, Beethoven souhaite la remercier. Marie Bigot le prie de lui offrir le manuscrit, ce que fait le compositeur une fois la partition éditée. Par la suite, Paul Bigot remet ce précieux document à René Baillot en 1852, fils du violoniste Pierre Baillot, qui le dépose en 1889 à la bibliothèque du Conservatoire de Paris dont le bibliothécaire est le guebwillerois Jean-Baptiste Weckerlin (1821-1910). Ainsi le manuscrit de cette sonate par la suite dénommée Appasionata est conservé en France.
La relation avec Beethoven est brutalement rompue. Le compositeur écrit à Marie Bigot pour l’inviter à une promenade. Cette démarche est mal interprétée par Paul Bigot. Marie Bigot n’honore pas le rendez-vous. Beethoven dans deux longues lettres demande à être excusé, précisant que son intention n’était que d’échanger sur la musique et qu’il a été maladroit envers une femme mariée. Etait-il amoureux ou n’était-ce effectivement qu’une invitation sans autre intention ? Cet épisode met fin aux relations entre Beethoven et le couple.
Parmi les autres musiciens rencontrés, citons Antonio Salieri (1750-1825), Johann Friedrich Reichardt (1752-1814), Muzio Clementi (1752-1832). Ces musiciens, tous d’une autre génération, connus, réputés, installés lui prodiguent des conseils, lui donnent peut-être des leçons. Les prestations de Marie Bigot sont appréciées, élégamment accueillies. La presse, l’Allgemeine musikalische Zeitung salue ses talents dans un compte-rendu du 15 mai 1805 après un concert à l’Auergarten à Vienne ; on mentionne aussi un autre à la Redoutensaal en 1809. A l’issue d’un concert on lui présente un jeune musicien prometteur auquel elle donnera des leçons ; il s’agit de Franz Schubert alors âgé de 8 ans.
Séjour à Paris
Lorsque les Français occupent la capitale autrichienne en 1809, la famille Bigot de Morogues rejoint Paris avec ses deux enfants. Là Marie Bigot rencontre Luigi Cherubini (1760-1842) avec qui elle complète sa formation de compositrice. Son mari accompagne Napoléon dans la désastreuse campagne de Russie de 1812 en tant qu’interprète. Il est fait prisonnier à Vilnius et ne rentrera à Paris qu’en 1816. Durant cette période, sans ressources et afin de subvenir aux besoins familiaux, Marie Bigot donne des leçons de piano et se produit en concerts privés et publics. Elle fait découvrir au public parisien des compositeurs comme J.S. Bach, Mozart, Haydn, Beethoven, etc, dont elle est en quelle que sorte l’ambassadrice. Ces concerts sont donnés avec des musiciens et compositeurs parisiens parmi lesquels Daniel François Esprit Aubert (1782-1871), Alexandre-Pierre-François Boëly (1785 – 1858), le violoniste et professeur au Conservatoire de Paris Pierre Baillot (1771-1842), le violoncelliste Jacques-Michel Hurel de Lamare (1772-1823). Avec le violoniste Johann Baptist Cramer (1771-1858) de passage dans la capitale, elle interprète en concert des sonates pour violon et piano de Mozart (1756-1791).
A Paris, elle fréquente des musiciens de sa génération. Les relations ne sont pas les mêmes qu’à Vienne où l’on reconnaissait les talents d’une jeune artiste alors qu’à Paris elle est dans l’échange, la production en commun. Des compositeurs lui dédient des œuvres : Boëly ses Trente caprices ou pièces d’études pour le piano op. 2, Ferdinand Hérold (1791-1833) sa Sonate pour piano op. 9.
En 1816, la famille Mendelssohn séjourne à Paris pour que les deux enfants Félix et Fanny suivent ses cours de piano.
Elle meurt le 16 septembre 1820 à Paris certainement épuisée par le travail fourni pour faire vivre sa famille, entourée de ses parents et de sa sœur venus depuis Neuchâtel. Son mari décède en 1853 à Paris.
Concluons avec Fétis qui écrit à son sujet : « Une exquise sensibilité la faisait entrer avec un rare bonheur dans l’esprit de toute belle composition, lui fournissait des accents de tous genres d’expression et se communiquait à l’enveloppe nerveuse de ses doigts, donnait à sa manière d’attaquer le clavier un charme indéfinissable dont elle seule a eu le secret à cette époque » et qui poursuit « Qui n’a pas entendu les belles compositions de Bach, de Haydn, de Mozart et de Beethoven exécutées par Madame Bigot, Lamare et Baillot, ne sait jusqu’où peut aller la perfection de la musique instrumentale. Clementi, Dussek et Cramer apprécièrent le talent de Madame Bigot et la considèrent comme un modèle de perfection ».
Contrairement à d’autres elle n’aura pas eu la possibilité de faire une carrière internationale et ne se produira qu’à Vienne et Paris.
Ses compositions
Elle compose une Sonate dédiée à la reine Louise de Prusse, un Andante varié dédié à sa soeur Caroline. A Paris, elle publie un Rondeau et des Etudes pour piano. Des œuvres n’auraient pas été éditées. Sa Sonate est un témoignage de l’esthétique de l’époque ; un style classique avec des échos de Haydn, Mozart, Clementi mais pas encore dans le romantisme. Ses Etudes révèlent autant le souci du travail de la technique du piano que celui de la musicalité tant elles sont chantantes, mélodieuses, élégantes, délicates à l’opposé de l’exercice répétitif et rébarbatif.
Une femme dans un monde masculin
Marie Bigot évolue dans un monde masculin. Ces messieurs apprécient l’interprète car elle joue leurs œuvres, elle est leur « servante ». Tant que les femmes se limitent à cette activité, elle sont soutenues et reconnues. Marie Bigot compose peu, elle n’en aura pas le temps, et ne fait pas d’ombre à ces créateurs. On retrouve ces comportements à l’égard de Fanny Mendelssohn Hensel (1805-1847), Marie Moke Pleyel (1811-1875), Clara Wieck Schumann (1819-1896) et Alma Schindler Mahler (1879-1964). La pédagogue a été appréciée dans ce rôle de la femme qui éduque et transmet comme le fera par la suite une autre alsacienne, Marie Jaëll (1846-1925). Ces musiciennes ont été reconnues comme des ambassadrices en interprétant et diffusant des répertoires. La reconnaissance en tant que créatrice a été plus difficile et s’est fait attendre. Quel(le)s interprètes ont enregistré les œuvres de Marie Bigot ? Rappelons que Marie Jaëll n’a bénéficié d’enregistrements que très récemment. Marie Bigot a été mère de deux enfants qu’elle a dû élever et nourrir en l’absence de leur père. Les appréciations flatteuses de Beethoven, Haydn et des autres artistes révèlent la forme restrictive d’estime et de reconnaissance envers les artistes féminines.
Une plaque commémorative
Marie Bigot de Morogues, plaque commémorative, 48 rue des Marchands à Colmar
Le Comité régional de la Renaissance française a souhaité mettre à l’honneur cette colmarienne et française qui a œuvré dans le domaine musical et particulièrement fait connaître des compositeurs allemands et autrichiens au public français. Le Comité commande au sculpteur M. Antoine une plaque de marbre. Cette plaque scellée dans le mur donnant sur la rue, visible des passants et des touristes, est au 48 rue des Marchands, la maison natale à Colmar. L’inauguration a lieu le dimanche 3 avril 1938 en présence des autorités et des personnalités locales.
Mémoire
Le festival Les musicales de Colmar qui devait se tenir en mai 2020 célébrait l’anniversaire de la naissance de Beethoven avec un programme en conséquence. En raison des circonstances cet excellent festival n’a pu avoir lieu. Dommage. Les informations fournies par la presse et le site internet du festival ne faisaient état d’aucune attention, d’aucun hommage à la pianiste pourtant Colmarienne et amie de Beethoven. Dommage. Le festival aurait, paraît-il, lieu en automne 2020 sous une forme différente. Une séance de rattrapage pour les organisateurs de mettre à l’honneur Marie Bigot de Morogues ?
Sinon on pourra se retrouver à L’Ours noir à Rouffach, maison natale de son père, et trinquer à la mémoire de Marie, le 16 septembre prochain, jour du 200ème anniversaire de sa mort...
Liens pour entendre des oeuvres de Marie Bigot de Morogues
Sonate op. 1
- 1er et 2ème mouvements:
- https://www.youtube.com/watch?v=MQteYuwIgZ0
- 3ème mouvement:
- https://www.youtube.com/watch?v=S5wN-xqS_OA
- 4ème mouvement:
- https://www.youtube.com/watch?v=mMtFEFopTFQ
Suite d’études
- https://www.youtube.com/watch?v=pMeeI0eDQfE
- https://www.youtube.com/watch?v=sw37y5pztyY
- https://www.youtube.com/watch?v=SVp99G387I0
- https://www.youtube.com/watch?v=PnUesMnsNjY
- https://www.youtube.com/watch?v=wV1oK57Yvn4
- https://www.youtube.com/watch?v=qx-0G8yCJBs
Paul-Philippe Meyer
Agrégé honoraire en musique de l’Université de Haute-Alsace
Membre du CRESAT (Centre de Recherche sur les Economies, les Sociétés, les Arts et les Techniques)
Membre de l’Académie des Sciences, des Lettres et des Arts d’Alsace
Sources :
Charles Krumholtz, Une colmarienne oubliée, Marie Bigot de Morogues, revue mensuelle illustrée, Les Dernières Nouvelles d’Alsace, janvier 1929
Maurice Mutterer, En feuilletant les Musiciana de Weckerlin, L’Alsace française, 10 juin 1936
Robert Perreau, Une grande pianiste colmarienne Marie Kiené, épouse Bigot de Morogues, Annuaire de la société historique et littéraire de Colmar, XII, 1962
Brigitte François-Sappey, Alexandre P. F. Boëly, 1785-1858 : ses ancêtres, sa vie, son œuvre, son temps Paris, Aux Amateurs de Livres, coll. « Domaine musicologique » (no 4), 1989,
Brigitte François-Sappey et Eric Lebrun Alexandre P. F. Boëly, Paris, Bleu Nuit éditeur, coll. « Horizons » (no 13), 2008,
Die Musik in Geschichte und Gegenwart, tomes 2, 6, 9,15
Jean Mongrédien, La musique en France des Lumières au Romantisme 1789-1830.
Jean-Gabriel Prod’homme, Les sonates pour piano de Beethoven, Delagrave, Paris, 1938
Le Ménestrel, 2 septembre 1927
François Joseph Fétis, Biographie universelle des musiciens et bibliographie générale de la musique. Bruxelles, 1838
Musik und Gender im internet
Robert Perreau, Nouveau dictionnaire de biographies alsaciennes, Tome 3
Michel Schmitt, L'Alsace et ses compositeurs, tome 1, Delatour 2015