Le document que propose cet article est une supplique adressée par l’ensemble des très obéissants et très soumis sujets de l’Obermundat à son altesse sérénissime l’évêque de Strasbourg, leur Seigneur et Prince.
Le document n’est pas daté, comme la plupart des suppliques. Mais la graphie, certaines tournures et les situations évoquées permettent de préciser les circonstances et le moment de sa rédaction.
De quoi s’agit-il ?
La population de la Ville implore leur Seigneur de leur venir en aide en allégeant les charges qui les écrasent et qui leur sont devenues insupportables. D’autres requêtes sur les mêmes sujets sont conservées aux archives de Rouffach, j’ai choisi celle-ci, malgré les difficultés qu’elle présente par le vocabulaire et la syntaxe parfois inutilement compliquée.
La traduction n’a pas été aisée, et celle que je propose ici est loin d'être définitive, il reste encore des lacunes importantes que les lecteurs pourront peut-être aider à combler…
La titulature de la requête est ici relativement simple : on écrit à son prince et seigneur et on souhaite qu’il agrée une demande, il faut donc s’adresser à lui en utilisant les superlatifs qui conviennent à son rang:
„ Hochwürdigster, durchlaüchtigster und hochgebohrner gnädigster Fürst und Herr “ … révérendissime, sérénissime, de haute naissance, très gracieux Prince et Seigneur …
Dans le texte est employée à plusieurs reprises l’abréviation : E. hochfürstl. Dhtl. Pour Eure hochfürstliche Durchlaucht, votre altesse sérénissime…
Pour convaincre encore plus son interlocuteur de sa grandeur, le mieux est de forcer la perspective en lui permettant de mesurer notre petitesse : pour se désigner eux-mêmes, les signataires de la supplique utilisent à sept reprises le mot unterthanen, sujet du prince, humble, soumis et servile… Et huit fois l’adjectif arme : armen nothleidende Unterthanen, arme Leüthe, arme unterthanen, arme Burger…
L’utilisation du latin est courante dans les courriers de cette époque : le lecteur remarquera dans les photos du document que le scribe change de « police » de caractères dès qu’il écrit un mot latin et passe de la graphie gothique à la graphie latine !
La supplique est signée par l’ensemble des « Unterthanen » de l’Obermundat, une communauté humble, soumise et obéissante ; habituellement les missives adressées à l’évêque sont signées du Schultheiss et des conseillers du Magistrat. Ici on a voulu gommer toute hiérarchie et se montrer humble.
La supplique détaille en quatre paragraphes les charges qui pèsent sur les épaules de suppliants :
Le premier paragraphe concerne celles, exorbitantes, que représentent les charges de guerre, Reÿss, Lands und Kriegs Cösten qui les accablent. Ces charges auraient représenté en une seule année plusieurs milliers de livres. Sans oublier les quartiers d’hiver, les bivouacs et la conscription (? Recruitten) Pendant la trêve hivernale, les quartiers d’hiver, ce sont les villes qui prennent en charge les besoins des soldats : elles leur fournissent le logement, le plus souvent chez l’habitant, la nourriture pour les hommes et les chevaux, ainsi qu’une partie voire la totalité de la solde des hommes de troupe et de leurs officiers.Ces quartiers d’hiver sont une épreuve supplémentaire pour les habitants de villes qui s’ajoute aux vols, pillages des récoltes, dévastation des cultures au moment des passages de troupe qui circulent dans toute l’Alsace.[1]
Le second paragraphe détaille les droits et privilèges qui leur ont été retirés [2] et les nouvelles charges qui leur ont été imposées, comme le Haarpfund Zoll, une taxe sur le transport bétail, qui les contraint à se comporter comme les juifs infidèles. (?) Sans compter le commerce du sel et des métaux sur lesquels les amodiateurs font le plus grand et le meilleur profit alors que les villes et village sont laissées pour compte. Les malheureux sujets de l’Obermundat doivent accepter que le setier de […] qui valait il y a peu d’années deux livres et 3 batzen a été adjugée, il a trois quarts d’an, à 12 batzen et la livre fixée aujourd’hui 15 deniers au lieu de 12.
De plus, il est difficile pour les pauvres sujets et bourgeois de la ville de Rouffach de supporter que beaucoup de personnes privilégiées ne libèrent pas de terres, alors qu’elles jouissent de près du tiers des terres du ban […] et qu’ils leur fassent supporter le paiement [?] par ces temps et ces cantonnements très difficiles
Enfin ce n’est pas une moindre charge que, alors que durent encore les quartiers d’hiver et ceux d’été, die militarische Execution est pratiquée quotidiennement à l’encontre les bourgeois et il est impossible que les pauvres sujets puissent supporter cette pression plus longtemps.
(je n’ai pas trouvé le sens de militarische exécution : dans un ouvrage de 1784, Sistem der bürgerlichen Rechtslehre de Fr. Aloys Tiller, cette expression semble être un Zwangsmittel, un moyen de pression, au même titre que Pfandung (la saisie) et Abschatzung (taxations abusives et forcées, taxes, impôts, amendes).
Vos très obéissants et très fidèles sujets de l‘Obermundat adressent à votre altesse sérénissime leur prière et la supplient de bien vouloir venir en aide à ces malheureux affligés en maintenant leurs anciens droits et privilèges. Qu’elle ne permette pas qu’ils soient chassés de leur maison, avec leurs épouses et leurs enfants et jetés dans la plus extrême indigence comme d’autres, riches ou pauvres, qui ont été contraints de chercher leur salut en d’autres lieux […]
Que votre altesse sérénissime veuille nous considérer avec un regard charitable et ne pas permettre que nous soyons chassés.
Nous prions Dieu tout puissant pour qu’il conserve à son Altesse une bonne santé du corps et qu’il bénisse du haut du ciel ses conseils et ses actions pour que nous, pauvres opprimés, puissions en ressentir les réels profits….[?]
Cette supplique sera-t-elle suivie d’effets ? Il semblerait que non : un siècle plus tard, en 1794 Nicolas Chamfort rapporte dans ses Caractères et anecdotes, les propos d’un de ses contemporains, parlant du peuple français : « un peuple serf, corvéable, taillable à merci et miséricorde »
[1] Notre texte date vraisemblablement des années qui ont suivi les traités de Münster en Westphalie de 1648 et des événements douloureux qu’a connu la ville en 1674 et 1675. En novembre 1674, le prince électeur de Brandebourg envahit Rouffach avec une armée de 2000 hommes et y établit ses quartiers ; Les bourgeois de Rouffach durent leur assurer la nourriture et le vin, ils ont affamé la population et ne sont partis qu’après cinq semaines. En janvier 1675, 400 dragons prennent Rouffach et s’y installent pendant six jours. L’hiver 76/77, une compagnie de cavaliers et de quatre compagnies de fantassins de l’armée de Condé s’installe à Rouffach, pour une durée de 180 jours.
[2] En 1663, l’évêque cède ses territoires d’Alsace au roi de France et Rouffach, ainsi que le Haut-Mundat, devinrent français. Une ordonnance du 9 août 1680 établit publiquement la souveraineté de la couronne de France sur les territoires de l’évêque de Strasbourg et en septembre 1682 l’évêque Wilhelm Egon de Furstenberg reçoit par lettres du roi la confirmation de ses anciens droits :
Mais, par ces mêmes lettres patentes, la ville de Rouffach sera dépouillée des droits et des privilèges dont elle avait joui depuis des siècles : il s’en suivit une succession de querelles et de procès qui seront plaidés devant le Conseil souverain d’Alsace et dans lesquels Rouffach se référait aux anciens documents conservés dans ses archives et qui faisaient état des usages et des coutumes qui avaient prévalu jusqu’à présent. Presque tous ces procès furent jugés en détriment de la ville et de la bourgeoisie.